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A contre-jour

Lundi 6 janvier 2014

Un peu de ciel et un bout d’horizon avec les arbres de l’enfance, en ce jour de passage des rois mages…

« Sur le ciel bleu cru de Key Largo, le palétuvier se détachait en noir, à contre-jour, et sa forme desséchée, stéréotypée n’évoquait en rien un arbre mais plutôt un insecte infernal. Josée soupira, referma les yeux. Les vrais arbres étaient loin, à présent, et surtout le peuplier de jadis, ce peuplier isolé, au bas d’un champ, près de la maison. Elle s’étendait dessous, les pieds contre le tronc, elle regardait les centaines de petites feuilles agitées par le vent, pliant ensemble et très haut, la tête de l’arbre, toujours sur le point de s’envoler, semblait-il, dans sa minceur. Elle avait quel âge, quatorze, quinze ans ? Ou bien, elle s’appuyait contre lui, la tête entre les mains, la bouche contre l’écorce rugueuse, elle se chuchotait des promesses, elle respirait sa propre haleine dans ce trouble de l’adolescence, dans cet effroi du futur et dans cette assurance. »

Françoise Sagan, Les merveilleux nuages, Julliard, p. 13-14


Givre

Vendredi 3 janvier 2014

Jardin dessiné sur la pierre, jardin souligné par les dentelles de glace… Il suffit de poser un regard différent sur les mosaïques qui nous entourent pour y voir des dentelles fines…

« Elle pénétra dans son jardin, le menton haut, coiffée d’une invisible couronne de sagesse. Le froid avait enveloppé chaque brin d’herbe, chaque feuille, chaque fleur tardive égarée dans l’hiver, d’une laque blanchâtre. Quelle minutie, pensa Frédelle. Pas une tige oubliée par le givre, pas une nervure, pas une foliole qui ne soit délicatement enveloppée de l’organza craquant du gel. Sous le pinceau presque horizontal du soleil blanc, les gouttelettes de rosée cristallisées fondaient en carillonnant, sans cesse ressoudées par la caresse du vent glacé qui disputait à l’imperceptible chaleur des ayons un règne dont personne ne se souciait. Elle approcha sa paume d’une rose éclose à contretemps et la retira aussitôt, craignant, par la tiédeur de la peau, de bouleverser la perfection de cette bataille spontanée dont elle ne pouvait être que la spectatrice. »

Agnès Desarthe, Le principe de Frédelle, L’Olivier, 2003, p. 157


Pont-levis

Vendredi 27 décembre 2013

Retour vers les ciels d’Italie, mais du côté des îles, bien plus au sud que Florence, en compagnie du jeune narrateur d’Erri de Luca…

« En septembre, on peut avoir des jours de ciel descendu à terre. Le pont-levis de son château en l’air se baisse et, glissant le long d’un escalier bleu, le ciel vient se poser un moment au sol. A dix ans, j’arrivais à voir les marches carrées que je pouvais remonter du regard. Aujourd’hui, je me contente de les avoir vues et de croire qu’elle y sont toujours. Septembre est le mois des noces de la surface terrestre et de l’espace du dessus éclatant de lumière. Sur les terrasses étagées couvertes de vignes, les pêcheurs font les paysans et récoltent des grappes dans les paniers tressés par les femmes. Avant même de les presser, le jour de la vendange enivre les pieds nus entre les rangées au soleil et l’essaim des guêpes assoiffées. L’île en septembre est une vache à vin. »

 

Erri de Luca, Les poissons ne ferment pas les yeux, Gallimard, « Du monde entier », p. 84-87

Traduction de Danièle Valin.


Lever de soleil

Mardi 24 décembre 2013

Bien que ce ne soit pas au sens strict, « la nuit la plus longue -puisque c’est fait, nous avons dépassé le solstice-, la nuit du réveillon, quand on guette le Père Noël, est bien une de celles que l’on attend avec excitation… L’image du jour célèbre un coucher de soleil. Cet extrait d’Erri de Luca s’attache, lui, au lever de la lumière sur la mer, vécu par le jeune héros autorisé à aller passer la nuit sur la barque d’un pêcheur.

Qu’entre les deux, vos fêtes soient illuminées et scintillent !

« Ma mère connaissait le pêcheur, les nuits calmes elle me laissait aller. Elle me donnait un pull en laine légère et brute qui me grattait. J’aidais aux rames pendant qu’il accrochait les appâts et les descendait un à un dans la mer. Une fois l’étendage terminé, on attendait. L’île était loin, un petit tas de lumières. Allongé à l’avant sur la corde de l’ancre, je regardais la nuit qui tournait sur ma tête. Mon dos oscillait doucement avec les vagues, ma poitrine se gonflait et se dégonflait sous le poids de l’air. Il descend d’une telle hauteur, d’un amas si profond d’obscurité, qu’il pèse sur les côtes. Des éclats tombent en flammes en s’éteignant avant de plonger. Mes yeux essaient de rester ouverts, mais l’air en chute les ferme. Je roulais dans un sommeil bref, interrompu par une secousse de la mer. Maintenant encore, dans les nuits allongées en plein air, je sens le poids de l’air dans ma respiration et une acupuncture d’étoiles sur ma peau.

  Des mots nocturnes avaient bien du mal à sortir. Le silence de l’homme dans la nuit était juste. Ni le bateau qui défilait à l’horizon toutes lumières muettes ni le gargarisme d’un bruit de rames à l’approche ne parvenaient à le gâcher. Dans le noir, un échange de salut avec voyelles seulement, car les consonnes ne servent pas en mer, l’air les avale. Ils connaissaient bien tout ce qui les entouraient, ils évoluaient avec une mémoire d’aveugle dans une pièce.

Puis tout doucement, une touche de gris décolorait le point d’horizon appelé orient. De là partait la débâcle de l’obscurité, la clarté s’élevait d’en bas, et lorsqu’on voyait nos mains dans me bateau, la récolte commençait. Une syllabe m’indiquait le changement de coups de rames. Le poisson capturait montait à bord, il tapait de la queue sur le bois pour dernière défense. Le pêcheur le saisissait par la tête, dégageait l’hameçon. Parfois, avalé jusqu’au fond de la gorge, il fallait alors couper le fil avec le couteau et laisser l’hameçon à l’intérieur.

Quand le soleil s’était entièrement glissé hors de la mer pour s’élever au-dessus du bateau, nous avions fini. Il prenait les rames à son tour pour rentrer plus vite. Je m’endormais à l’avant, mon maillot de corps sur la tête. »

Erri de Luca, Les poissons ne ferment pas les yeux, Gallimard, « Du monde entier », p. 45-47

Traduction de Danièle Valin.


Zaleti

Samedi 14 décembre 2013

Des cantuccini, ces biscuits croquants aux amandes et pistaches (durs comme si on allait y laisser des dents, à tremper dans le vino santo afin de les attendrir) pour évoquer une dernière fois cette ambiance parfumée, colorée et sonore des marchés, avec ici une escapade vénitienne.

« Un café. Des vieux au comptoir, des pêcheurs et des photos d’acteurs punaisées contre les murs. Photos, en noir et blanc.

Je bois un chocolat en regardant dehors la mer qui cogne contre le quai. J’achète un sachet de Zaleti, des biscuits secs que je mange en attendant le vaporetto. La lagune est grise, par endroit rendue brune par les remontées de vase.

Ligne 52, le canal de Cannaregio, le pont des trois arches avec sur la gauche, les quartiers sombres du ghetto.

Je descends à la gare. Je traverse par le pont. C’est jour de marché dans le quartier de la Pescheria.

Du poisson, il en arrive par barges entières. Des légumes. Des fruits.

Sous les halles, les marchands d’épices et d’autres qui vendent des étoffes, des grands rouleaux de couleur. Les bâches rouges claquent au vent.»

Claudie Gallay, Seule Venise, Actes Sud, « Babel», p. 52-53


L’eau à la bouche

Vendredi 13 décembre 2013

Qu’il est agréable, au détour d’un roman, de pêcher une bonne idée de menu, le détail d’une recette, et surtout, d’avoir immédiatement faim à la lecture des mots qui prennent instantanément chair, odeur, et titillent nos papilles… Évidemment, dans Mangez-moi, il est question d’un restaurant : on s’y attend. Le plaisir n’en est pas moins grand.

Nos tapas sont ravissantes : petit carré de pain d’épice orné de chèvre et de poire rôtie, foies de volaille au porto sur tranche de pomme de terre et confiture d’oignons, petit rouleau de trévise au miel et au haddock. Ben est allé cherché des boîtes chez le pâtissier pour ranger nos trésors. Le menu exotique se compose d’un tarama, de rouleaux de thon aux câpres, de salade de poivrons sautés à l’ail et de caviar d’aubergine. Ce n’est pas très exotique pour un habitant des Balkans, mais ça l’est sans doute pour un Vietnamien ou un Breton. La salade géante est vraiment géante ; il y a tout un repas dedans, de l’entrée au dessert et pourtant point de riz, et pourtant point de maïs en boîte ; des copeaux, toutes sortes de copeaux, de légumes, de fromages, de fruits, qui se mêlent sans s’écraser, se côtoient sans se nuire. A dix-neuf heures nous sommes prêts, nos commandes attendent, au frais ou au chaud, et notre menu du soir, qui s’articule autour des champignons des bois, du poisson fumé et des airelles est en place. Nous avons les joues rouges, les mains usées et un sourire d’imbécile heureux aux lèvres. Pour fêter notre premier soir d’activité mixte, j’ouvre une bouteille de champagne, que nous vidons allègrement au cours de la soirée.

Agnès Desarthe, Mangez-moi, L’Olivier, 2006, p. 190-191


Des courses de rêve

Jeudi 12 décembre

 Dans Mangez-moi, la narratrice monte son restaurant. C’est la page où elle rencontre un de ses sauveurs, Ali Slimane, épicier à l’ancienne, qui approvisionnera la cuisine : on voudrait tous plonger les mains dans les sacs de légumes secs et les laisser couler encore et encore entre les doigts, sentir les fromages, admirer les couleurs des légumes… C’est comme avoir tous les étals du marché dans la maison.

« Le jour descend. Ali Slimane me fait visiter ma cuisine. Quand il marche, aucun bruit. Quand il parle, un murmure.

– Là, les légumes frais.

Il se penche et je me penche avec lui ; mes genoux craquent, les siens ne craquent pas. Sous la fenêtre, il a pratiqué une ouverture et construit un garde-manger, pourvu de clayettes en bambou. Des choux luxuriants, des poireaux goguenards, des bettes cambrées, des carottes terreuses, des patidoux à la peau d’ocelot, des potimarrons à bonnets de lutin, des sucrines en forme de calebasse, des navets ravissants.

– Les légumes secs.

Dans des seaux en bois, séparés du sol par des briques creuses, les haricots à œil noir me regardent, les lentilles roses dorment, les soissons glissent, les pois chiches roulent.

– Les laitages.

Au-dessus de mon frigo se trouve à présent une cave portative. Elle s’ouvre au moyen d’une large poignée en aluminium que l’on soulève avant de la tourner. C’est un meuble de cuisine ancien et précieux dans lequel règne la fraîche pénombre propice aux fromages de chèvre et de brebis, à la crème crue, aux yaourts en faisselles.

– Pour la viande, me dit-il, j’ai mis de l’agneau, des volailles, j’ai quelques perdrix aussi. J’approvisionne tous les deux jours. Le poisson, je peux m’arranger mais c’est plus compliqué. »

 

Agnès Desarthe, Mangez-moi, L’Olivier, 2006, p. 255-256


Le pin des Alpes

Lundi 2 avril 2012

Un texte qui sent bon la résine des pins, la roche chauffée par le soleil et les graviers incrustés dans la paume des mains. Un texte de sieste à histoires méditerranéennes, un texte d’escalade et de cabanes.


De la roche, il se penche sur un abîme. Sa souche initiale était sur un bord et fut détruite par la foudre. Alors, la racine a rejeté à l’extérieur, au-dessus du vide, une branche horizontale. Et de là, il est reparti vers la hauteur : l’arbre s’appuie ainsi sur l’air, un coude sur une table.

C’est un pin des Alpes, parent du sapin, mais plus touffu et solitaire, inapte au service de Noël de ses semblables décimés dans les bois des pentes plus faciles. Il vit à 2200 mètres, avec les derniers troncs qui se risquent en altitude, posés tout tordus sur des versants abrupts, offrant un angle droit au ciel.

Nul ne monte pour le couper, trop dangereux de se pencher sur le vide, il entraînerait le bûcheron avec lui. L’été, il reçoit les premier soleil de 6 heures qui se lève derrière une cime des Fanes. Une fois par an, je monte saluer l’arbre, j’emporte de quoi écrire et je m’assieds à son pied.

À deux mètres de lui, vers l’ouest précisément, pointent au-dessus des pierres quatre étoiles d’argent, un début de constellation. Encore deux mètres plus à l’ouest, un pin mugho accroupi sur le sol étale ses branches en cercle. Une vipère vit à l’intérieur, je l’entends souffler, puis se calmer.

Un arbre solitaire a une clôture invisible, aussi large que son ombre à poser tout autour. Avant d’y entrer, je retire mes sandales. Je m’allonge sous sa lumière.

(…)

J’ai fini mon histoire, entre-temps le pin des Alpes a déplacé son ombre. À l’heure du coucher de soleil, il imprime sa forme sur la roche d’en face, aussi nette que sur de la neige fraîche. Les arbres de montagne écrivent dans l’air des histoires qui se lisent quand on est allongé dessous.

J’attends la première obscurité, qui efface l’ombre de la roche d’en face. Dès qu’elle est partie, la première étoile pointe au-dessus des Fanes et les degrés de tiédeur descendent joyeux et rapides de l’échelle. Je me décide à me lever quand le début du soir picote mon nez. L’hôte d’un arbre doit disparaître à l’heure où les ombres se retirent.

En montagne, il existe des arbres héros, plantés au-dessus du vide, des médailles sur la poitrine des précipices. Tous les été, je monte rendre visite à l’un d’entre eux. Avant de partir, je monte à cheval sur son bras au-dessus du vide. L’air libre sur des centaines de mètres vient chatouiller mes pieds nus. Je l’embrasse et le remercie de sa durée.

Erri de Luca, Visite à un arbre, in Le poids du papillon, Gallimard,

« Du monde entier », 2011, p. 73-74 et p. 80-81.

Traduit de l’italien par Danièle Valin


Un billet pour Venise

Samedi 24 décembre 2011

Un aller-retour à Venise en ce soir de réveillon, pour se réchauffer d’un chocolat fumant du Florian, et sentir l’odeur glissante de l’aqua alta de décembre, au coin de la vitrine d’une librairie, promesses d’heures de lecture au chaud devant le feu.

 

C’est par hasard que je trouve votre boutique, sans la chercher, sans même y penser, à un moment, je lève les yeux et la vitrine est là.

La fenêtre, le pantin.

Des livres dehors, sur des tréteaux, dans des caisses.

Une affiche est scotchée sur la porte. Écrite à l’encre noire :non datemi del latte perche mi fa male. Lulio (il gatto rosso).

Dessous, la photo d’un chat.

Je pousse la porte. Le bois a gonflé, il force sur le plancher. À l’intérieur, c’est plein de livres, de renfoncements obscurs et de cartons en tas.

C’est plein d’étagères, de vitrines, avec des affiches contre les murs, des photos punaisées. Une lumière jaune tombe du plafond. Elle éclaire tout en ombre.

-Bonjour, je dis et je m’avance là-dedans comme on avance dans une grotte.

Les livres sont classés par thème, histoire, littérature, arts. Des lettres sont scotchées. Par endroits, elles se décollent.

– Vous avez un plan ? je demande.

– Un plan ? je ne fais pas ça.

Votre voix, rauque. Une voix de fumeur. C’est ce que je me dis la première fois que je l’entends.

-Je peux trouver ça où ?

– N’importe où. Un kiosque à journaux.

Autour du bureau, ça sent la fumée à cause du cendrier, des mégots mal écrasés. Je m’approche.

Vous le vendez ? je demande en montrant le pantin à la fenêtre.

Vous faites non avec la tête.

Sur le bureau, des livres encore en piles chancelantes. Des stylos, des papiers, un téléphone. Au milieu de tout ça, un grand livre ouvert. Une double page en couleurs ? Je tourne autour de la fenêtre et autour du livre.

Je regarde la photo.

– La Plazza Mayor de Salamanque, je dis en mettant le doigt dessus.

Vous levez la tête.

– Vous connaissez ?

– J’y suis allée l’an dernier. Il faut prendre un café sous les arcades, au petit matin. Voir la place comme ça, sans personne.

Vous vous approchez. À votre tour, vous posez la main sur la photo.

– Parfois, avec un peu de chance, on aperçoit des cigognes solitaires sur le toit de la mairie. C’est alors un moment inoubliable.

C’est votre voix qui m’a plu. Cette voix comme arrachée de votre ventre.

Et puis après vos yeux.

– Vous pouvez le feuilleter, vous dites en me mettant le ivre dans les mains.

Vous me montrez la chaise, le chat qui dort dessus.

– Vous pouvez aussi vous asseoir.

Vous soulevez le chat et vous le posez sur le bureau.

– C’est lui le chat Lulio ? je demande.

– Oui.

– Le lait le rend malade ?

– Le lait rend malade tous les chats mais les gens ne le savent pas.

J’ai chaud. J’aimerais enlever mon manteau, je ne le fais pas. Je pose mon écharpe sur u carton près du bureau.

Vous retournez au fond de la pièce.

Vous ne dites rien.

Je tourne les pages.

 

Claudie Gallay, Seule Venise, Actes Sud, « Babel », p. 54-57


Conscience

Vendredi 23 décembre 2011

« Pourquoi lire les classiques ? » demande Calvino… J’ai mis du temps à m’y mettre, vérifiant l’adage de Marc Twain selon lequel ce sont les livres que tout le monde voudrait avoir lu mais que personne ne veut lire… Et puis contrainte et forcée j’ai entamé Quatrevingt-Treize. Et j’ai été emportée.

« Gauvain pensif »

Sa rêverie était insondable.

Un changement à vue inouï venait de se faire.

Le marquis de Lantenac s’était transfiguré.

Gauvain avait été témoin de cette transfiguration.

Jamais il n’aurait cru que de telles choses pussent résulter d’une complication d’incidents, quels qu’ils fussent. Jamais il n’aurait, même en rêve, imaginé qu’il pût arriver rien de pareil.

L’imprévu, cet on ne sait quoi de hautain qui joue avec l’homme, avait saisi Gauvain et le tenait.

Gauvain avait devant lui l’impossible devenu réel, visible, palpable, inévitable, inexorable.

Que pensait-il de cela, lui, Gauvain ?

Il ne s’agissait pas de tergiverser ; il fallait conclure.

Une question lui était posée ; il ne pouvait prendre la fuite devant elle.

Posée par qui ?

Par les événements.

Et pas seulement par les événements.

Car lorsque les événements, qui sont variables, nous font une question, la justice, qui est immuable, nous somme de répondre.

Derrière le nuage, qui nous jette son ombre, il y a l’étoile, qui nous jette sa clarté.

Nous ne pouvons pas plus nous soustraire à la clarté qu’à l’ombre.

Gauvain subissait un interrogatoire.

Il comparaissait devant quelqu’un.

Devant quelqu’un de redoutable.

Sa conscience.

Gauvain sentait tout vaciller en lui. Ses résolutions les plus solides, ses promesses les plus fermement faites, ses décisions les plus irrévocables, tout cela chancelait dans les profondeurs de sa volonté.

Il y a des tremblements d’âme.

Plus il réfléchissait à ce qu’il venait de voir, plus il était bouleversé.

Gauvain, républicain, croyait être, et était, dans l’absolu. Un absolu supérieur venait de se révéler.

Au-dessus de l’absolu révolutionnaire, il y a l’absolu humain.

Ce qui se passait ne pouvait être éludé ; le fait était grave ; Gauvain faisait partie de ce fait ; il en était, il ne pouvait s’en retirer ; et, bien que Cimourdain lui eût dit : – « Cela ne te regarde plus, » – il sentait en lui quelque chose comme ce qu’éprouve l’arbre au moment où on l’arrache de sa racine.

Tout homme a une base ; un ébranlement à cette base cause un trouble profond ; Gauvain sentait ce trouble.

Il pressait sa tête dans ses deux mains, comme pour en faire jaillir la vérité. Préciser une telle situation n’était pas facile ; rien de plus malaisé ; il avait devant lui de redoutables chiffres dont il fallait faire le total ; faire l’addition de la destinée, quel vertige ! il l’essayait ; il tâchait de se rendre compte ; il s’efforçait de rassembler ses idées, de discipliner les résistances qu’il sentait en lui, et de récapituler les faits.

Il se les exposait à lui-même.

À qui n’est-il pas arrivé de se faire un rapport, et de s’interroger, dans une circonstance suprême, sur l’itinéraire à suivre, soit pour avancer, soit pour reculer ?

Gauvain venait d’assister à un prodige.

En même temps que le combat terrestre, il y avait eu un combat céleste.

Le combat du bien contre le mal.

Un cœur effrayant venait d’être vaincu.

Étant donné l’homme avec tout ce qui est mauvais en lui, la violence, l’erreur, l’aveuglement, l’opiniâtreté malsaine, l’orgueil, l’égoïsme, Gauvain venait de voir un miracle.

La victoire de l’humanité sur l’homme.

L’humanité avait vaincu l’inhumain.

Et par quel moyen ? de quelle façon ? comment avait-elle terrassé un colosse de colère et de haine ? quelles armes avait-elle employées ? quelle machine de guerre ? le berceau.

Un éblouissement venait de passer sur Gauvain. En pleine guerre sociale, en pleine conflagration de toutes les inimitiés et de toutes les vengeances, au moment le plus obscur et le plus furieux du tumulte, à l’heure où le crime donnait toute sa flamme et la haine toutes ses ténèbres, à cet instant des luttes où tout devient projectile, où la mêlée est si funèbre qu’on ne sait plus où est le juste, où est l’honnête, où est le vrai ; brusquement, l’Inconnu, l’avertisseur mystérieux des âmes, venait de faire resplendir, au-dessus des clartés et des noirceurs humaines, la grande lueur éternelle.

Au-dessus du sombre duel entre le faux et le relatif, dans les profondeurs, la face de la vérité avait tout à coup apparu.

Subitement la force des faibles était intervenue.

On avait vu trois pauvres êtres, à peine nés, inconscients, abandonnés, orphelins, seuls, bégayants, souriants, ayant contre eux la guerre civile, le talion, l’affreuse logique des représailles, le meurtre, le carnage, le fratricide, la rage, la rancune, toutes les gorgones, triompher ; on avait vu l’avortement et la défaite d’un infâme incendie, chargé de commettre un crime ; on avait vu les préméditations atroces déconcertées et déjouées ; on avait vu l’antique férocité féodale, le vieux dédain inexorable, la prétendue expérience des nécessités de la guerre, la raison d’État, tous les arrogants partis pris de la vieillesse farouche, s’évanouir devant le bleu regard de ceux qui n’ont pas vécu ; et c’est tout simple, car celui qui n’a pas vécu encore n’a pas fait le mal, il est la justice, il est la vérité, il est la blancheur, et les immenses anges du ciel sont dans les petits enfants.

Spectacle utile ; conseil ; leçon ; les combattants frénétiques de la guerre sans merci avaient soudainement vu, en face de tous les forfaits, de tous les attentats, de tous les fanatismes, de l’assassinat, de la vengeance attisant les bûchers, de la mort arrivant une torche à la main, au-dessus de l’énorme légion des crimes, se dresser cette toute-puissance, l’innocence.

Et l’innocence avait vaincu.

Et l’on pouvait dire : Non, la guerre civile n’existe pas, la barbarie n’existe pas, la haine n’existe pas, le crime n’existe pas, les ténèbres n’existent pas ; pour dissiper ces spectres, il suffit de cette aurore, l’enfance.

Jamais, dans aucun combat, Satan n’avait été plus visible, ni Dieu.

Ce combat avait eu pour arène une conscience.

La conscience de Lantenac.

Maintenant il recommençait, plus acharné et plus décisif encore peut-être, dans une autre conscience.

La conscience de Gauvain.

Quel champ de bataille que l’homme !

Nous sommes livrés à ces dieux, à ces monstres, à ces géants, nos pensées.

Souvent ces belligérants terribles foulent aux pieds notre âme.

Gauvain méditait.

Le marquis de Lantenac, cerné, bloqué, condamné, mis hors la loi, serré, comme la bête dans le cirque, comme le clou dans la tenaille, enfermé dans son gîte devenu sa prison, étreint de toutes parts par une muraille de fer et de feu, était parvenu à se dérober. Il avait fait ce miracle d’échapper. Il avait réussi ce chef-d’œuvre, le plus difficile de tous dans une telle guerre, la fuite. Il avait repris possession de la forêt pour s’y retrancher, du pays pour y combattre, de l’ombre pour y disparaître. Il était redevenu le redoutable allant et venant, l’errant sinistre, le capitaine des invisibles, le chef des hommes souterrains, le maître des bois. Gauvain avait la victoire, mais Lantenac avait la liberté. Lantenac désormais avait la sécurité, la course illimitée devant lui, le choix inépuisable des asiles. Il était insaisissable, introuvable, inaccessible. Le lion avait été pris au piège, et il en était sorti.

Eh bien, il y était rentré.

Le marquis de Lantenac avait, volontairement, spontanément, de sa pleine préférence, quitté la forêt, l’ombre, la sécurité, la liberté, pour rentrer dans le plus effroyable péril, intrépidement, une première fois, Gauvain l’avait vu, en se précipitant dans l’incendie au risque de s’y engouffrer, une deuxième fois, en descendant cette échelle qui le rendait à ses ennemis, et qui, échelle de sauvetage pour les autres, était pour lui échelle de perdition.

Et pourquoi avait-il fait cela ?

Pour sauver trois enfants.

Et maintenant qu’allait-on en faire de cet homme ?

Le guillotiner.

Ainsi, cet homme, pour trois enfants, les siens ? non ; de sa famille ? non ; de sa caste ? non ; pour trois petits pauvres, les premiers venus, des enfants trouvés, des inconnus, des déguenillés, des va-nu-pieds, ce gentilhomme, ce prince, ce vieillard, sauvé, délivré, vainqueur, car l’évasion est un triomphe, avait tout risqué, tout compromis, tout remis en question, et, hautainement, en même temps qu’il rendait les enfants, il avait apporté sa tête, et cette tête, jusqu’alors terrible, maintenant auguste, il l’avait offerte.

Et qu’allait-on faire ?

L’accepter.

Le marquis de Lantenac avait eu le choix entre la vie d’autrui et la sienne ; dans cette option superbe, il avait choisi sa mort.

Et on allait la lui accorder.

On allait le tuer.

Quel salaire de l’héroïsme !

Répondre à un acte généreux par un acte sauvage ! Donner ce dessous à la révolution ! Quel rapetissement pour la république !

Tandis que l’homme des préjugés et des servitudes, subitement transformé, rentrait dans l’humanité, eux, les hommes de la délivrance et de l’affranchissement, ils resteraient dans la guerre civile, dans la routine du sang, dans le fratricide !

Et la haute loi divine de pardon, d’abnégation, de rédemption, de sacrifice, existerait pour les combattants de l’erreur, et n’existerait pas pour les soldats de la vérité !

Quoi ! ne pas lutter de magnanimité ! se résigner à cette défaite, étant les plus forts, d’être les plus faibles, étant les victorieux, d’être les meurtriers, et de faire dire qu’il y a, du côté de la monarchie, ceux qui sauvent les enfants, et du côté de la république, ceux qui tuent les vieillards !

On verrait ce grand soldat, cet octogénaire puissant, ce combattant désarmé, volé plutôt que pris, saisi en pleine bonne action, garrotté avec sa permission, ayant encore au front la sueur d’un dévouement grandiose, monter les marches de l’échafaud comme on monte les degrés d’une apothéose ! Et l’on mettrait sous le couperet cette tête, autour de laquelle voleraient suppliantes les trois âmes des petits anges sauvés ! et, devant ce supplice infamant pour les bourreaux, on verrait le sourire sur la face de cet homme, et sur la face de la république la rougeur !

Et cela s’accomplirait en présence de Gauvain, chef !

Et pouvant l’empêcher, il s’abstiendrait ! Et il se contenterait de ce congé altier, – cela ne te regarde plus ! – Et il ne se dirait point qu’en pareil cas, abdication, c’est complicité ! Et il ne s’apercevrait pas que, dans une action si énorme, entre celui qui fait et celui qui laisse faire, celui qui laisse faire est le pire, étant le lâche !

Mais cette mort, ne l’avait-il pas promise ? lui, Gauvain, l’homme clément, n’avait-il pas déclaré que Lantenac faisait exception à la clémence, et qu’il livrerait Lantenac à Cimourdain ?

Cette tête, il la devait. Eh bien, il la payait. Voilà tout.

Mais était-ce bien la même tête ?

Jusqu’ici Gauvain n’avait vu dans Lantenac que le combattant barbare, le fanatique de royauté et de féodalité, le massacreur de prisonniers, l’assassin déchaîné par la guerre, l’homme sanglant. Cet homme-là, il ne le craignait pas ; ce proscripteur, il le proscrirait ; cet implacable le trouverait implacable. Rien de plus simple, le chemin était tracé et lugubrement facile à suivre, tout était prévu, on tuera celui qui tue, on était dans la ligne droite de l’horreur. Inopinément, cette ligne droite s’était rompue, un tournant imprévu révélait un horizon nouveau, une métamorphose avait eu lieu. Un Lantenac inattendu entrait en scène. Un héros sortait du monstre ; plus qu’un héros, un homme. Plus qu’une âme, un cœur. Ce n’était plus un tueur que Gauvain avait devant lui, mais un sauveur. Gauvain était terrassé par un flot de clarté céleste. Lantenac venait de le frapper d’un coup de foudre de bonté.

Et Lantenac transfiguré ne transfigurerait pas Gauvain ! Quoi ! ce coup de lumière serait sans contre-coup ! L’homme du passé irait en avant, et l’homme de l’avenir en arrière ! L’homme des barbaries et des superstitions ouvrirait des ailes subites, et planerait, et regarderait ramper sous lui, dans de la fange et dans de la nuit, l’homme de l’idéal ! Gauvain resterait à plat ventre dans la vieille ornière féroce, tandis que Lantenac irait dans le sublime courir les aventures !

Autre chose encore.

Et la famille !

Ce sang qu’il allait répandre, – car le laisser verser, c’est le verser soi-même, – est-ce que ce n’était pas son sang, à lui Gauvain ? Son grand-père était mort, mais son grand-oncle vivait ; et ce grand-oncle, c’était le marquis de Lantenac. Est-ce que celui des deux frères qui était dans le tombeau ne se dresserait pas pour empêcher l’autre d’y entrer ? Est-ce qu’il n’ordonnerait pas à son petit-fils de respecter désormais cette couronne de cheveux blancs, sœur de sa propre auréole ? Est-ce qu’il n’y avait pas là, entre Gauvain et Lantenac, le regard indigné d’un spectre ?

Est-ce donc que la révolution avait pour but de dénaturer l’homme ? Est-ce pour briser la famille, est-ce pour étouffer l’humanité, qu’elle était faite ? Loin de là. C’est pour affirmer ces réalités suprêmes, et non pour les nier, que 89 avait surgi. Renverser les bastilles, c’est délivrer l’humanité ; abolir la féodalité, c’est fonder la famille. L’auteur étant le point de départ de l’autorité, et l’autorité étant incluse dans l’auteur, il n’y a point d’autre autorité que la paternité ; de là la légitimité de la reine-abeille qui crée son peuple, et qui, étant mère, est reine ; de là l’absurdité du roi-homme, qui, n’étant pas le père, ne peut être le maître ; de là la suppression du roi ; de là la république. Qu’est-ce que tout cela ? C’est la famille, c’est l’humanité, c’est la révolution. La révolution, c’est l’avènement des peuples ; et, au fond, le Peuple, c’est l’Homme.

Il s’agissait de savoir si, quand Lantenac venait de rentrer dans l’humanité, Gauvain, allait, lui, rentrer dans la famille.

Il s’agissait de savoir si l’oncle et le neveu allaient se rejoindre dans la lumière supérieure, ou bien si à un progrès de l’oncle répondrait un recul du neveu.

La question, dans ce débat pathétique de Gauvain avec sa conscience, arrivait à se poser ainsi, et la solution semblait se dégager d’elle-même : sauver Lantenac.

Oui, mais la France ?

Ici le vertigineux problème changeait de face brusquement.

Quoi ! la France était aux abois ! la France était livrée, ouverte, démantelée ! elle n’avait plus de fossé, l’Allemagne passait le Rhin ; elle n’avait plus de muraille, l’Italie enjambait les Alpes et l’Espagne les Pyrénées. Il lui restait le grand abîme, l’Océan. Elle avait pour elle le gouffre. Elle pouvait s’y adosser, et, géante, appuyée à toute la mer, combattre toute la terre. Situation, après tout, inexpugnable. Eh bien non, cette situation allait lui manquer. Cet Océan n’était plus à elle. Dans cet Océan, il y avait l’Angleterre. L’Angleterre, il est vrai, ne savait comment passer. Eh bien, un homme allait lui jeter le pont, un homme allait lui tendre la main, un homme allait dire à Pitt, à Craig, à Cornwallis, à Dundas, aux pirates : venez ! un homme allait crier : Angleterre, prends la France ! Et cet homme était le marquis de Lantenac.

Cet homme, on le tenait. Après trois mois de chasse, de poursuite, d’acharnement, on l’avait enfin saisi. La main de la révolution venait de s’abattre sur le maudit ; le poing crispé de 93 avait pris le meurtrier royaliste au collet ; par un de ces effets de la préméditation mystérieuse qui se mêle d’en haut aux choses humaines, c’était dans son propre cachot de famille que ce parricide attendait maintenant son châtiment ; l’homme féodal était dans l’oubliette féodale ; les pierres de son château se dressaient contre lui et se fermaient sur lui, et celui qui voulait livrer son pays était livré par sa maison. Dieu avait visiblement édifié tout cela ; l’heure juste avait sonné ; la révolution avait fait prisonnier cet ennemi public ; il ne pouvait plus combattre, il ne pouvait plus lutter, il ne pouvait plus nuire ; dans cette Vendée où il y avait tant de bras, il était le seul cerveau ; lui fini, la guerre civile était finie ; on l’avait ; dénouement tragique et heureux ; après tant de massacres et de carnages, il était là, l’homme qui avait tué, et c’était son tour de mourir.

Et il se trouverait quelqu’un pour le sauver !

Cimourdain, c’est-à-dire 93, tenait Lantenac, c’est-à-dire la monarchie, et il se trouverait quelqu’un pour ôter de cette serre de bronze cette proie ! Lantenac, l’homme en qui se concentrait cette gerbe de fléaux qu’on nomme le passé, le marquis de Lantenac était dans la tombe, la lourde porte éternelle s’était refermée sur lui, et quelqu’un viendrait, du dehors, tirer le verrou ! ce malfaiteur social était mort, et avec lui la révolte, la lutte fratricide, la guerre bestiale, et quelqu’un le ressusciterait !

Oh ! comme cette tête de mort rirait !

Comme ce spectre dirait : c’est bon, me voilà vivant, imbéciles !

Comme il se remettrait à son œuvre hideuse ! comme Lantenac se replongerait, implacable et joyeux, dans le gouffre de haine et de guerre ! comme on reverrait, dès le lendemain, les maisons brûlées, les prisonniers massacrés, les blessés achevés, les femmes fusillées !

Et après tout, cette action qui fascinait Gauvain, Gauvain ne se l’exagérait-il pas ?

Trois enfants étaient perdus ; Lantenac les avait sauvés.

Mais qui donc les avait perdus ?

N’était-ce pas Lantenac ?

Qui avait mis ces berceaux dans cet incendie ?

N’était-ce pas l’Imânus ?

Qu’était-ce que l’Imânus ?

Le lieutenant du marquis.

Le responsable, c’est le chef.

Donc l’incendiaire et l’assassin, c’était Lantenac.

Qu’avait-il donc fait de si admirable ?

Il n’avait point persisté, rien de plus.

Après avoir construit le crime, il avait reculé devant. Il s’était fait horreur à lui-même. Le cri de la mère avait réveillé en lui ce fond de vieille pitié humaine, sorte de dépôt de la vie universelle, qui est dans toutes les âmes, même les plus fatales. À ce cri, il était revenu sur ses pas. De la nuit où il s’enfonçait, il avait rétrogradé vers le jour. Après avoir fait le crime, il l’avait défait. Tout son mérite était ceci : n’avoir pas été un monstre jusqu’au bout.

Et pour si peu, lui rendre tout ! lui rendre l’espace, les champs, les plaines, l’air, le jour, lui rendre la forêt dont il userait pour le banditisme, lui rendre la liberté dont il userait pour la servitude, lui rendre la vie dont il userait pour la mort !

Quant à essayer de s’entendre avec lui, quant à vouloir traiter avec cette âme altière, quant à lui proposer sa délivrance sous condition, quant à lui demander s’il consentirait, moyennant la vie sauve, à s’abstenir désormais de toute hostilité et de toute révolte ; quelle faute ce serait qu’une telle offre, quel avantage on lui donnerait, à quel dédain on se heurterait, comme il souffletterait la question par la réponse ! comme il dirait : Gardez les hontes pour vous. Tuez-moi !

Rien à faire en effet avec cet homme, que le tuer ou le délivrer. Cet homme était à pic. Il était toujours prêt à s’envoler ou à se sacrifier ; il était à lui-même son aigle et son précipice. Âme étrange.

Le tuer ? quelle anxiété ! le délivrer ? quelle responsabilité !

Lantenac sauvé, tout serait à recommencer avec la Vendée comme avec l’hydre tant que la tête n’est pas coupée. En un clin d’œil, et avec une course de météore, toute la flamme, éteinte par la disparition de cet homme, se rallumerait. Lantenac ne se reposerait pas tant qu’il n’aurait point réalisé ce plan exécrable, poser, comme un couvercle de tombe, la monarchie sur la république et l’Angleterre sur la France. Sauver Lantenac, c’était sacrifier la France ; la vie de Lantenac, c’était la mort d’une foule d’êtres innocents, hommes, femmes, enfants, repris par la guerre domestique ; c’était le débarquement des Anglais, le recul de la révolution, les villes saccagées, le peuple déchiré, la Bretagne sanglante, la proie rendue à la griffe. Et Gauvain, au milieu de toutes sortes de lueurs incertaines et de clartés en sens contraires, voyait vaguement s’ébaucher dans sa rêverie et se poser devant lui ce problème : la mise en liberté du tigre.

Et puis, la question reparaissait sous son premier aspect ; la pierre de Sisyphe, qui n’est pas autre chose que la querelle de l’homme avec lui-même, retombait : Lantenac, était-ce donc le tigre ?

Peut-être l’avait-il été ; mais l’était-il encore ? Gauvain subissait ces spirales vertigineuses de l’esprit revenant sur lui-même, qui font la pensée pareille à la couleuvre. Décidément, même après examen, pouvait-on nier le dévouement de Lantenac, son abnégation stoïque, son désintéressement superbe ? Quoi ! en présence de toutes les gueules de la guerre civile ouvertes, attester l’humanité ! quoi ! dans le conflit des vérités inférieures, apporter la vérité supérieure ! quoi ! prouver qu’au-dessus des royautés, au-dessus des révolutions, au-dessus des questions terrestres, il y a l’immense attendrissement de l’âme humaine, la protection due aux faibles par les forts, le salut dû à ceux qui sont perdus par ceux qui sont sauvés, la paternité due à tous les enfants par tous les vieillards ! Prouver ces choses magnifiques, et les prouver par le don de sa tête ! quoi, être un général et renoncer à la stratégie, à la bataille, à la revanche ! quoi, être un royaliste, prendre une balance, mettre dans un plateau le roi de France, une monarchie de quinze siècles, les vieilles lois à rétablir, l’antique société à restaurer, et dans l’autre, trois petits paysans quelconques, et trouver le roi, le trône, le sceptre et les quinze siècles de monarchie légers, pesés à ce poids de trois innocences ! quoi ! tout cela ne serait rien ! quoi ! celui qui a fait cela resterait le tigre et devrait être traité en bête fauve ! non ! non ! non ! ce n’était pas un monstre l’homme qui venait d’illuminer de la clarté d’une action divine le précipice des guerres civiles ! le porte-glaive s’était métamorphosé en porte-lumière. L’infernal Satan était redevenu le Lucifer céleste. Lantenac s’était racheté de toutes ses barbaries par un acte de sacrifice ; en se perdant matériellement il s’était sauvé moralement ; il s’était refait innocent ; il avait signé sa propre grâce. Est-ce que le droit de se pardonner à soi-même n’existe pas ? Désormais il était vénérable.

Lantenac venait d’être extraordinaire. C’était maintenant le tour de Gauvain.

Gauvain était chargé de lui donner la réplique.

La lutte des passions bonnes et des passions mauvaises faisait en ce moment sur le monde le chaos ; Lantenac, dominant ce chaos, venait d’en dégager l’humanité ; c’était à Gauvain maintenant d’en dégager la famille.

Qu’allait-il faire ?

Gauvain allait-il tromper la confiance de Dieu ?

Non. Et il balbutiait en lui-même : – Sauvons Lantenac.

Alors c’est bien. Va, fais les affaires des Anglais. Déserte. Passe à l’ennemi. Sauve Lantenac et trahis la France.

Et il frémissait.

Ta solution n’en est pas une, ô songeur ! – Gauvain voyait dans l’ombre le sinistre sourire du sphinx.

Cette situation était une sorte de carrefour redoutable où les vérités combattantes venaient aboutir et se confronter, et où se regardaient fixement les trois idées suprêmes de l’homme, l’humanité, la famille, la patrie.

Chacune de ces voix prenait à son tour la parole, et chacune à son tour disait vrai. Comment choisir ? chacune à son tour semblait trouver le joint de sagesse et de justice, et disait : Fais cela. Était-ce cela qu’il fallait faire ? Oui. Non. Le raisonnement disait une chose ; le sentiment en disait une autre ; les deux conseils étaient contraires. Le raisonnement n’est que la raison ; le sentiment est souvent la conscience ; l’un vient de l’homme, l’autre de plus haut.

C’est ce qui fait que le sentiment a moins de clarté et plus de puissance.

Quelle force pourtant dans la raison sévère !

Gauvain hésitait.

Perplexités farouches.

Deux abîmes s’ouvraient devant Gauvain. Perdre le marquis ? ou le sauver ? Il fallait se précipiter dans l’un ou dans l’autre.

Lequel de ces deux gouffres était le devoir ?

Victor Hugo, Quatrevingt-Treize, Pocket, « Classiques ».

Livre Sixième, « C’est après la victoire qu’a lieu le combat », II, « Gauvain pensif », p. 387-400


Impulsion

Jeudi 22 décembre 2011

La Lluvia amarilla de Julio Llamazares garde pour moi un parfum particulier de vieilles pierres, de feuilles sèches, de bois, de fumée et de neige et de pomme mûre. Il me semble aussi que ces extraits ont leur place ici, car ils ont un rôle initiatique : je crois bien que c’est le premier roman que j’ai lu en espagnol, d’un bout à l’autre, sans flancher.

 Le début du roman, qui plante le décor de ce village de montagne, aride, déserté, plein de fantômes et dont la sauvagerie me plaît :

 Cuando lleguen al alto de Sobrepuerto, estará, seguramente, comenzado a anochecer. Sombras espesas avanzarán como olas por las montañas y el sol, turbio y deshecho, lleno de sangre, se arrastrará ante ellas agarrándose ya sin fuerzas a las aliagas y al montón de ruinas y escombros de lo que, en tiempos, fuera (antes de aquel incendio que sorprendió durmiendo a la familia entera y a todos sus animales) la solitaria Casa de Sobrepuerto. El que encabece el grupo se detendrá a su lado. Contemplará las ruinas, la soledad inmensa y tenebrosa del paraje. Se santiguará en silencio y esperará a que los demás le den alcance. Vendrán todos esa noche : José, de Casa Pano, Regino, Chuanorús, Benito el Carbonero, Aineto y sus dos hijos, Ramón, de Casa Basa. Hombres endurecidos todos ellos por los años y el trabajo. Hombres valientes, acostumbrados desde siempre a la tristeza y soledad de estas montañas. Pero, a pesar de ello –y de los palos y escopeta de que, sin duda alguna, han de venir armados–, una sombra de miedo y de inquietud envolverá esa noche sus ojos y sus pasos. Contemplarán también por un instante las paredes caídas del caserón quemado y, luego, el lugar que alguno de ellos señalará ya con la mano en la distancia.

 A lo lejos, frente a ellos, en la ladera opuesta de la montaña, los tejados y los árboles de Ainielle, ahogados entre peñas y bancales, comenzarán ya entonces a fundirse con las primeras sombras de una noche que, aquí, contra el poniente, llega siempre mucho antes. Visto desde la loma, Ainielle se cuelga sobre el barranco, como un alud de losas y pizarras torturadas, y sólo en las casas más bajas –aquellas que rodaron atraídas por la humedad y el vertigo del río– el sol alcanzará a arrancar aún algún último destello al cristal y a las pizarras. Fuera de eso, el silencio y la quietud serán totales. Ni un ruido, ni una señal de humo, ni una presencia o sombra de presencia por las calles. Ni siquiera el temblor indefinido de un visillo o de una sábana colgada en el frontal de alguna de cualquiera de sus múltiples ventanas. Ningún signo de vida podrán adivinar en la distancia. Y, sin embargo, los que contemplen el pueblo desde las altas campas de Sobrepuerto sabrán que, aquí, entre tanto quietud, entre tanto silencio y tantas sombras, yo les habré ya visto y estaré esperándoles.

(…)

 Beaucoup plus loin, le passage qui décrit cette fameuse pluie jaune métaphorique qui lave la mémoire du narrateur et s’infiltre dans tous es souvenirs, un passage qui m’a marquée et auquel je pense tous les automnes (le bruit de la chute des feuilles a désormais un chuintement espagnol pour les oreilles) :

 

Lentamente, las horas van pasando y la lluvia amarilla va borrando la sombra del tejado de Bescós y el círculo infinito de la luna. Es la misma de todos los otoños. La misma que sepulta las casas y las tumbas. La que envejece a los hombres. La que destruye poco a poco sus rostros y sus cartas y sus fotografías. La misma que una noche, junto al río, entró en mi alma para no volver ya nunca a abandonarme el resto de los días de mi vida.

 Día a día, en efecto, a partir de aquella noche junto al río, la lluvia ha ido anegando mi memoria y tiñendo mi mirada de amarillo. No sólo mi mirada. Las montañas tambíen. Y las casas. Y el cielo. Y los recuerdos que, de ellos, aún siguen suspendidos. Lentamente, al principio, y, luego ya, al ritmo en que los días pasaban por mi vida, todo a mi alrededor se ha tiñendo de amarillo como si la mirada no fuera más que la memoria del paisaje y el paisaje un simple espejo de mí mismo.

 Primero, fue la hierba, el musgo de las casas y del río. Luego, el perfil del cielo. Más tarde, las pizarras y las nubes. Los árboles, el agua, la nieve, las aliagas, hasta la propia tierra fue cambiando poco a poco el color negro de su entraña por el de las manzanas corrompidas de Sabina. Al principio, yo creía que aquello era sólo un delirio, una ilusión fugaz de mi mirada y de mi espíritu que se iría de nuevo igual que había venido. Pero aquella ilusión siguió conmigo. Cada vez más precisa. Cada vez más real y más firme. Hasta que, una mañana, al levantarme y abrir la ventana, vi las casas del pueblo completamente ya teñidas de amarillo.

Julio Llamazares, Lluvia amarilla, Seix barral, “Booket”, p.9-10 et 119-120.


Ricochets, 2

Jeudi 8 décembre 2011

Une autre série de reflets entre les fenêtres de l’immeuble de Don Gaetano, à Naples, mais cette fois au simple service de la lumière et de sa chaleur.

Le soleil tapait contre les vitres des derniers étages et faisait gicler des ricochets jusqu’à terre. Les vitres de Naples se passaient le soleil entre elles. Celle qui en avaient plus par leur position le renvoyaient vers le bas à celles qui en avaient moins. Elles étaient complices. Les maîtres verriers les montaient exprès un peu de travers, pour multiplier les surfaces réfléchissantes. En bas, dans la loge, arrivait un carambolage de lumière qui faisait dix rebonds avant de finir dans le trou où j’étais. Don Gaetano dit que c’est un signe. Le soleil aime ceux qui vivent en bas, là où il n’arrive pas. Plus que tout, il aime les aveugles et leur fait une caresse spéciale sur les yeux. Le soleil n’aime pas les adorateurs qui se mettent à nu sous son abondance et s’en servent pour colorer leur peau. Lui veut réchauffer ceux qui n’ont pas de manteau, ceux qui claquent des dents dans les ruelles étroites. Il les appelle dehors, il les fait sortir de leurs petites pièces froides et les frictionne jusqu’à ce qu’ils sourient sous sa chatouille. « C’est bon signe, il t’aime et t’envoie son salut dans ton réduit. Les vitres sont ses marches d’escalier, la lumière les descend par amour pour toi. C’est signe que le soleil te protège.

Erri de Luca, Le jour d’avant le bonheur, Gallimard, p. 111-112.

Traduction de Danièle Valin


Ricochets, 1

Mercredi 7 décembre 2011

Le narrateur habite chez Don Gaetano, le concierge, dans la loge du rez-de- chaussée d’un immeuble napolitain, dans l’immédiate après-guerre. De là, il épie une petite fille des étages, qu’il n’aperçoit jamais qu’à sa fenêtre. Depuis la cour où il joue au foot avec les autres garçons de l’immeuble, ou depuis sa chambrette, l’image d’Anna renvoyée par reflets est une obsession de l’enfant.

Une histoire de fenêtres, donc, qui a toute sa place ici.

Devant les buts à défendre s’étalait une mare, due à une fuite d’eau. Au début du jeu, elle était limpide, je pouvais y voir le reflet de la petite fille à la fenêtre, pendant que mon équipe attaquait. Je ne la croisais jamais, je ne savais pas comment était fait le reste de son corps, sous son visage appuyé sur ses mains. De ma petite fenêtre, les jours de soleil, j’arrivais à remonter vers elle à travers un ricochet de vitres. Je la regardais jusqu’à ce que la lumière me donne des larmes aux yeux. Les vitres fermées des fenêtres de la cour permettaient au reflet qui la contenait de parvenir à mon coin d’ombre. Combien de tours faisait son portrait pour atteindre ma petite fenêtre ? Un poste de télé était arrivé depuis peu dans un des appartements de l’immeuble. J’entendais dire qu’on y voyait bouger des gens et des animaux, mais sans couleurs. Moi, en revanche, je pouvais voir la petite fille avec tout le marron de ses cheveux, le vert de sa robe et le jaune qu’y mettait le soleil.

 

Erri de Luca, Le jour d’avant le bonheur, Gallimard, p. 12.

Traduction de Danièle Valin


Nymphéas

Samedi 3 décembre 2011

Et puis un jour il y a eu Proust, contrainte et forcée, et ça bloquait. Des heures enfermée sans avancer. C’est le passage par les oreilles qui a décanté la situation (je ne rendrai jamais assez grâce aux 6 comédiens et à Frémeaux d’avoir si merveilleusement mis en voix l’intégralité de La Recherche). Et puis un passeur, encore. En hypokhâgne, à partir d’un travail qui avait pris la métaphore comme une des portes d’entrée et de lecture du roman. Je n’ai toujours pas pris le temps de lire par moi-même les 8 volumes en Folio, mais désormais, cela fait partie des projets à long terme…

Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une propriété dont l’accès était ouvert au public par celui à qui elle appartenait et qui s’y était complu à des travaux d’horticulture aquatique, faisant fleurir, dans les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables jardins de nymphéas. Comme les rives étaient à cet endroit très boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à l’eau un fond qui était habituellement d’un vert sombre mais que parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassérénés d’après-midi orageux, j’ai vu d’un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d’apparence cloisonnée et de goût japonais. Çà et là, à la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords. Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en enroulements si gracieux qu’on croyait voir flotter à la dérive, comme après l’effeuillement mélancolique d’une fête galante, des roses mousseuses en guirlandes dénouées. Ailleurs un coin semblait réservé aux espèces communes qui montraient le blanc et rose proprets de la julienne, lavés comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis qu’un peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins qui étaient venues poser comme des papillons leur ailes bleuâtres et glacées, sur l’obliquité transparente de ce parterre d’eau; de ce parterre céleste aussi: car il donnait aux fleurs un sol d’une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes; et, soit que pendant l’après-midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d’un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu’il s’emplît vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu’il y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux,—avec ce qu’il y a d’infini,—dans l’heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Gallimard, « Folio », p. 203-204


Contrastes

Lundi 14 novembre 2011

J’ai découvert l’Islandais Jón Kalman Stefánsson grâce à l’une de mes librairies fétiches, en août dernier, un jour de désir de récit de vents et de mer. Cette lecture au pays du gel et d’une nature qui ne pardonne pas, je l’ai effectuée dans la touffeur des derniers jours d’été parisiens, dehors, sur les pierres chaudes ou les chaises métalliques des parcs et jardins baignées de lumière. Il faut dire que j’avais entretenu l’été durant un certain esprit de contradiction, puisque je revenais du pays le plus plat sous le niveau de la mer, où j’avais lu des récits d’alpinisme d’Erri de Luca…

La langue de terre sur laquelle est posée le Village de pêcheurs s’avance comme un bras tordu dans le fjord étroit dont elle atteint presque l’autre rive. L’étendue d’eau qu’elle protège gèle en hiver et se transforme en patinoire, nous sifflons à la lune et sortons des maisons avec des patins. Il n’est pas rare que le temps soit calme car ces montagnes arrêtent les vents, mais ne va pas croire qu’il règne chez nous une éternelle quiétude et que les plumes perdues par les anges dans leur vol tombent en virevoltant doucement jusqu’ici, cela se produit, certes, mais attends un peu, la tempête peut se lever ! Les montagnes rendent ce calme plus profond, mais il arrive aussi qu’elle affolent les vents qui s’engouffrent, déchaînés, dans le fjord, un souffle polaire, gonflé de désirs meurtriers, et tout ce qui n’est pas fixé à terre s’envole avant de disparaître. Les planches, les pelles, les chariots, les tuiles, des toits entiers, les bottes du pied droit, les idéaux, les déclarations d’amour un peu tièdes. Le vent hurle entre les montagnes, déchire la surface de la mer, l’eau salée vient éclabousser les maisons et inonder les caves. Quand il se tait et que nous pouvons mettre le nez dehors sans mourir, les rues sont recouvertes d’algues, comme si la mer nous avait éternué dessus. Mais le calme finit toujours par revenir, les plumes d’anges tombent à nouveau en virevoltant, debout sur la plage, nous écoutons les vaguelettes qui se brisent lentement dans un discret clapotis, l’agitation retombe, le sang ralenti dans les veines, la mer se change en une couche tentatrice où nous désirons aller reposer, assurés qu’elle nous endormira de ses bercements, l’eider monte et descend dans les airs en poussant des cris constants, et alors il n’est plus aussi douloureux de penser à ceux que l’océan a pris.

 

Jón Kalman Stefánsson, Entre ciel et terre, « Folio », Gallimard, p. 141-142.

Traduit de l’islandais par Éric Boury


Œuf de neige

Lundi 7 novembre

J’ai plutôt horreur de novembre, mais Erri de Luca, dans sa montagne de neige et ses récits de solitaire des bois, m’a redonné une image plus positive de cette période qui annonce un peu de froid, des jours très courts et gris, certes, mais aussi les craquements du feu dans la cheminée et les silences ouatés de nuits givrées…

C’est le mois de novembre, l’homme entend tomber le rideau métallique de l’hiver. Dans les nuits où le vent arrache les arbres les plus exposés à leurs racines, la pierre et le bois de la cabane se frottent entre eux et lancent une plainte. Le feu fait claquer des baisers de réconfort. L’âpreté extérieure donne des coups d’épaule, mais la flamme allumée garde unis le bois et la pierre. Tant qu’elle brille dans le noir, la pièce est une forteresse. Et l’harmonica est là aussi pour dominer le bruit de la tempête.

L’hiver, l’homme taille des branches de cerisier sauvage qui pousse dans le fond de la vallée, pour en faire des cannes. L’été, il va les vendre au village. Il grave sur la poignée une tête de cheval, un champignon, un edelweiss. L’écorce du cerisier remplit la pièce d’une odeur de four éteint.

Quand la tempête se calme, elle laisse la neige accroupie sur la cabane comme une poule qui couve. La pendule à la voix de coucou en bois frappe des coups de poussin dans son œuf. Le coucou en bois a la voix de mai, la voix dépaysée d’un prophète dans la ville qui fait la fête.

L’hiver, l’homme doit seulement résister dans sa coquille. Il pense : aucune géométrie n’a calculé la forme de l’œuf. Pour le cercle, la sphère, il existe le pi grec, mais pour la figure parfaite de la vie, il n’existe pas de quadrature. Pendant les mois de blanc sur lui et tout autour, l’homme devient visionnaire. Avec le soleil dans ses paupières éblouies, la neige se transforme en bris de verre. Le corps et l’ombre dessinent le pronom « il ». L’homme sur la montagne est une syllabe dans le vocabulaire.

Pendant les nuits de lune, le vent agite le blanc et lance des oies sur la neige, un vieux moyen pour dire qu’à l’extérieur se promènent des fantômes. Il les connaît, à son âge les absents sont plus nombreux que ceux qui sont restés. À sa fenêtre, il regarde passer leur blanc d’oie sur la neige nocturne.

Erri de Luca, Le poids du papillon, Gallimard, « Du monde entier », 2011, p. 38-39.

Traduit de l’italien par Danièle Valin


Cuisine de fée

Lundi 24 octobre 2011

Tant que nous sommes versés dans les évocations féériques… Nouvel extrait de Vango, où il est question du talent de cuisinière de Mademoiselle : une petite lecture gourmande

Mademoiselle était une magicienne de la cuisine.

Sur son petit fourneau de pierre, au bord de cette île perdue en Méditerranée, elle faisait chaque jour des merveilles qui auraient fait pleurer les gastronomes des plus grandes capitales. Au fond de ses poêles profondes, les légumes faisaient une danse ensorcelante dans des sauces dont l’odeur montait à la tête et à l’âme. Une simple tartine de thym devenait un tapis volant. Les gratins vous tiraient des larmes alors que vous n’aviez pas encore passé le pas de la porte. Et les soufflés… Mon Dieu. Les soufflés seraient allés se coller au plafond tant ils étaient légers, volatils, immatériels. Mais Vango se jetait dessus avant qu’ils s’évaporent.

Mademoiselle préparait des soupes et des feuilletés impossibles. Elle faisait lever à la main des mousses aux parfums interdits. Elle servait le poisson dans des jus noirs au goût d’herbes inconnues qu’elle trouvait entre les pierres.

Timothée de Fombelle, Vango : Entre ciel et terre (tome 1), Gallimard jeunesse


Dialogue ?

Vendredi 26 août 2011

Dialogue de sourds, intermède comique et théâtral qui rappelle à la fois la Commedia dell’arte (nous sommes en Italie, bien qu’à Naples) et des scènes de Molière, que cette conversation rapportée ici par le jeune narrateur de Le jour d’avant le bonheur. Vivant chez le concierge, don Gaetano, il l’assiste dans ses fonctions et en profite pour épier les menus incidents de la vie quotidienne dans l’immeuble, où il rencontrera Anna, l’amour qui l’obligera à fuir sa ville. Parce qu’il est aussi et avant tout question de dresser une nouvelle fois un portrait de Naples, dans l’immédiate après-guerre.

Nous fûmes distraits par un léger remue-ménage, la visite d’un inspecteur des impôts. Il était venu remettre une assignation pour un contrôle au cordonnier La Capa, celui qui avait gagné au loto deux ans auparavant. C’était un officier public, tout pénétré de sa mission et il avait un accent du nord. Mais faire comprendre quelque chose en italien à La Capa n’était pas une entreprise à sa portée. Je vais appeler le cordonnier pour lui dire qu’il a une visite à la loge. Il vient et cette rencontre a lieu. Je l’ai tout de suite noté dans mon cahier.

« Vous êtes Monsieur La Capa ? »

– Pour vous servir, excellence

– J’ai une assignation pour vous. »

Le cordonnier prend un air empressé, lui dit de s’asseoir, qu’il va lui donner un verre d’eau.

« Je regrette que vous soyez dans cet état d’agitation à cause de moi, dit-il, et le touche pour le faire asseoir.

– Quelle agitation ? Que dites-vous ? Monsieur La Capa, j’ai ici une assignation. »

Le cordonnier avait décidé qu’il était agité. Il lui a mis le verre d’eau dans la main. « Mais je n’ai pas soif, monsieur La Capa, ne perdons pas de temps, je viens du ministère des finances.

– Bravo, et qui est-ce qui se fiance ?

– Mais personne, je suis un fonctionnaire des impôts.

– Ah, vous êtes un imposteur ?

– Mais comment osez-vous ? »

Le pauvre inspecteur était vexé, mais intimidé aussi, car La Capa possédait des mains grandes comme des battoirs, d’où partaient deux bras démesurés.

« Vous voyez ? Vous êtes agité. »

L’autre fait mine de se lever et La Capa le rassied d’une légère poussée qui le cloue sur sa chaise.

Don Gaetano surveillait la scène, imperturbable. Le cordonnier voulait s’expliquer.

« Écoutez, monsieur l’imposteur des impôts : celui qui contrôle les billets du tram s’appelle le contrôleur, non ? Vous êtes dans les impôts, et vous êtes un imposteur.

– Écoutez, monsieur La Capa, tout ça frise l’outrage.

– Jamais de la vie, personne ne s’enrage ici. Mais vous êtes trop pâle, vous ressemblez à Bellomunno, celui des pompes funèbres, n’est-ce pas, don Gaetano ? Il porte des chaussures noires, celles qui suivent les enterrements.

– Vous dépassez les bornes, maintenant. » Le pauvre inspecteur fait encore mine de se lever, mais La Capa le rive sur sa chaise d’un coup à fixer une semelle sur un soulier. L’inspecteur voit que ça tourne mal et commence à chercher de l’aide autour e lui. Don Gaetano, un sphinx d’Egypte.

« Bref, vous allez comprendre que je suis un inspecteur ds impôts sur le revenu, oui ou non ?

– Ah non ! l’imposteur des impôts est revenu, c’est un comble !

– Mais, monsieur La Capa, vous êtes sourd peut-être ?

– Sourd ? Moi qui entends d’ici à piazza Municipio ce que disent les mouches ? C’est vous qui parlez une langue étrangère.

– Moi, je parle un italien dans les normes.

– Ça non, avec les nonnes on ne parle que napolitain. »

 

Erri De Luca, Le jour d’avant le bonheur, Gallimard, 2010, p. 61-62

Traduction de Danièle Valin


Bonheur de la curiosité

Lundi 22 août 2011

Après quelques jours de vacances et de découvertes, quelques mots piochés en littérature jeunesse pour dire l’émerveillement à découvrir le monde

Une douce brume m’enveloppe, Arthur et Adèle me regardent en souriant. Avec eux, la vie prend des couleurs, elle se pigmente par touches successives, nourrie de films, de photos, de peinture, de musique, de paysages, de rencontres. Et ce qui m’émerveille, c’est qu’à les entendre, il n’existe ni murs ni cloisons, on peut librement se déplacer d’un domaine à l’autre, et picorer, savourer, déguster, arriver, repartir, voler et s’envoler, planer, survoler, s’enrichir toujours, vivre mieux, être heureux. Ma mère et mon père ne m’ont pourtant jamais dit le contraire, mais là, dans cette petite pièce aux lumières jaunes qui sent l’huile et la friture, l’ail et le piment, tout devient lumineux et concret. A les entendre, je ressens physiquement le bonheur d’être curieux, gourmand des autres et du monde.

Guillaume le Touze, Derrière le rideau de pluie, Thierry Magnier, collection « Photoroman », p. 60-61

J’en profite, une fois n’est pas coutume, pour glisser un merci plein de gratitude à mes Adèle et Arhur à moi qui ouvrent mes yeux, mes oreilles, ma tête et mon cœur depuis toujours, longtemps, ou plus récemment


Face à face

Lundi 25 juillet 2011

      Une image saisie sur la plage -une femme voilée à genoux, contemplant la mer, comme en prière, un sac à côté d’elle-, m’a remis en mémoire ce roman, Clandestin, lu il y a quelques années déjà, quand Sangatte était encore du réel, quand le Soleil m’avait fascinée en montant sur les planches ces parcours de vie, ces errances, ce mélange d’humanité et de salauds.

           Dans cet extrait, repéré il y a longtemps, recopié à la hâte sur une feuille volante (déjà pour en faire une image, à l’encre, lavis), perdu, retrouvé en fouinant à la bibliothèque, il y a pour moi deux scènes, en une. J’ai presque hésité à en faire deux  publications séparées tant les images suscitées sont différentes. J’ai finalement opté pour l’unité du texte.

       Cette femme et cet homme, anonymes, cette humanité partagée sur le quai, d’une part.

         La pluie, de l’autre.

      Sur le quai, il y avait un homme et une femme, avec juste un sac, quelques objets, un livre et à boire, un silence saccadé, deux voyageurs arrivés d’une longue cavalcade, un soir et la nuit.

      Seuls, ils étaient seuls à présent tous les deux, sur le quai, les musiciens avaient quitté la scène, la cohorte des hommes et des femmes était partie, tous étaient rentrés, il n’y avait plus personne sur le quai, et elle était là devant lui, qui ne reculait pas, et elle n’avançait pas, elle ne souriait pas, l’un en face de l’autre, se regarder sans se toucher, sans se parler, regards croisés, grandes intermittences, sourire de rien… Interprétations, yeux étonnés d’être là, et heureux d’être surpris.

      Le vent, d’un geste adroit, avait défait son chignon. Ses cheveux virevoltaient autour de son visage en longues boucles fluides, de ses yeux, sa bouche, ses joues pâles. Un éclair a déchiré la nuit, son corps a frissonné dans la moiteur de l’orage. La première goutte de pluie fut pour elle. Elle est descendue lentement le long de sa joue, jusqu’au coin de sa bouche, puis dans le cou.

      Alors, il a sorti son chapeau de son pantalon, l’a déplié, le lui a mis sur la tête pour protéger ses cheveux, son visage, ses yeux.

      La deuxième goutte tomba sur sa main, glissant le long de sa paume, et lorsqu’il l’a relevée, elle s’est enfoncée dans la manche de son pull.

     La pluie les a entouré d’un voile brumeux, puis dru, de plus en plus épais. C’était une pluie d’été, une pluie battante de grand orage, un gros temps de mer.

      Sa robe trempée se déroulait sur elle tel un voile transparent, impudique sur son corps, ses dessous, la courbe de son épaule, son buste, ses hanches, ses jambes nues car elle avait enlevé ses chaussures, dévoilant ses pieds mouillés.

      Il était trempé, les cheveux collés sur le visage, les gouttes de pluie ruisselaient sur ses yeux, sa bouche, dans son cou, sa chemise, puis se collait contre son torse, et traversait son pantalon, rafraîchissait ses jambes.

      La pluie abandonnée s’emprisonnait dans la terre, détonait dans la nuit, terrassait le quai, elle se donnait, dans un flot continu, un pleur, un chagrin sans fin, la pluie venait de si haut, et tombait si bas, sur les hommes, le pluie descendait, sans se tarir, pauvre égarée, sur les regards et les gestes, les murmures et les silences, communiquait à tous son peut-être, et encore dessinait, en traits dans l’air et en gouttes sur le quai, quelque chose d’évanescent et de subtil comme l’homme sur la Terre.

      La pluie renversée, traversée, écoulée, honorée, mille gouttes de pluie comme on offre des fleurs, pluie qui s’égrène comme des pétales doux et soyeux à l’odeur suave, pluie d’été sur les cœurs mouillés, comme une douche qui les lave, les rince, les blanchit et les prépare.

Eliette Abécassis, Clandestin, Albin Michel, p. 147-150.


Vango Romano

Lundi 21 mars

Pour célébrer tout à la fois le printemps, une nouvelle année et la chance que j’ai de baigner tous les jours, le temps d’un stage, dans la littérature de jeunesse (que je me suis remise à dévorer allégrement), voici un court portrait d’enfant. Vango Romano, dont on suit avec délice les aventures autour du monde dans le roman éponyme, est mystérieusement élevé à l’écart du monde sur les pentes du Stromboli, dans les îles Éoliennes.

« Vango poussa sur la pente de ce volcan éteint.

Il y trouva tout ce dont il avait besoin.

Il grandit avec trois nourrices : la liberté, la solitude et Mademoiselle. A elles trois, elles firent son éducation. Il reçut d’elles tout ce qu’il croyait possible d’apprendre.

A cinq ans, il comprenait cinq langues mais ne parlait à personne. A sept ans, il grimpait les falaises sans avoir besoin des pieds. A neuf ans, il nourrissait les faucons qui plongeaient sur lui pour manger dans sa main. Il dormait torse nu sur les rochers avec un lézard sur le cœur. Il appelait les hirondelles en sifflant. Il lisait des romans français que sa nourrice achetait à Lipari. Il montait en haut du volcan pour se mouiller les cheveux dans les nuages. Il chantait des berceuses russes aux scarabées. Il regardait Mademoiselle couper les légumes avec des facettes impeccables, comme on taille des diamants. Puis il dévorait sa cuisine de fée. »

Timothée de Fombelle, Vango : Entre ciel et terre (tome 1), Gallimard jeunesse


= Pennac (spéciale dédicace)

Jeudi 6 janvier

Alors, la langue au chat ? Nemo + Belleville ?

En ce jour d’Épiphanie (si si, cherchez bien, la galette, la fève, tout ça, c’est peut-être le premier dimanche de janvier, mais les Rois mages, c’est le 6 janvier, demandez aux Espagnols) ET d’anniversaire, un auteur s’impose : Pennac évidemment.

Joyeux anniversaire, petite sœur !

« Pendant ce temps chez les Malaussène, comme on dit dans les bédés belges de mon frère Jérémy, les grands-pères et les enfants ont bouffé, ils ont desservi la table, se sont cogné la vaisselle, ont fait leur toilette, enfilé leurs pyjamas, et maintenant ils sont assis dans leurs plumards superposés, les charentaises dans le vide et les yeux hors de la tête. Car la petite chose sphérique qui tourne à toute allure en sifflant méchamment sur le plancher de la chambre leur caille littéralement le sang. C’est noir, c’est compact, c’est lourd, ça tourne sur soi à une allure vertigineuse en crachant comme un nœud de vipères. M’est avis que si ce truc explose, toute la famille va sauter avec. On retrouvera des morceaux de barbaque et de plumards métalliques de la Nation aux Buttes Chaumont.

Moi, ce n’est pas la chose ronde qui me fascine, ni la terreur surgelée des mômes et des vieux ; ce qui me la coupe, c’est le visage du vieux Risson, celui qui raconte, l’œil fixe, la voix rentrée, sans le moindre geste, plus concentré que la charge explosive de cette toupie maléfique. Le vieux Risson raconte tous les soirs à la même heure, et dès qu’il l’ouvre, ça devient plus vrai que le vrai. À l’instant même où il se pose au milieu de la chambre, assis tout droit sur son tabouret, l’œil flamboyant, auréolé de son incroyable crinière blanche, ce sont les lits, les charentaises, les pyjamas et les murs de la piaule qui deviennent hautement inconcevables. Plus rien n’existe, hormis ce qu’il raconte aux enfants et aux grands-pères : pour l’heure, cette masse noire qui tournoie à leurs pieds en leur promettant la mort éparpillante. C’est un obus français, tiré le 7 septembre 1812 à la bataille de Borodino (une sacrée boucherie où des bataillons de fées ont transformé des bataillons de mecs en fleurs). L’obus est tombé aux pieds du prince André Bolkonski, lequel se tient là, debout, indécis, à donner l’exemple à ses hommes pendant que son officier d’ordonnance pique du nez dans la bouse. Le prince André se demande si c’est la mort qui tournoie sous ses yeux, et le vieux Risson, qui a lu Guerre et Paix jusqu’au bout, sait bien que c’est la mort. Seulement, il fait durer le plaisir dans la pénombre de la chambre où on ne laisse allumée qu’une petite lampe à pied, recouverte d’un cachemire par Clara, et qui diffuse au ras du sol une lumière mordorée.

*

Avant l’arrivée du vieux Risson parmi nous, c’était moi, Benjamin Malaussène, l’indispensable frère aîné, qui servais aux mômes leur tranche de fiction pré-nocturne. Tous les soirs depuis toujours : « Benjamin, raconte-nous une histoire. » Je me croyais le meilleur dans le rôle. J’étais plus fort que la téloche à une époque où la téloche était déjà plus forte que tout. Et puis Risson survint. (Il se pointe toujours tôt ou tard, le caïd tombeur du caïd…) Il ne lui a pas fallu plus d’une séance pour me ravaler au rang de lanterne magique et s’octroyer la dimension cinémascope-panavision-surrounding et tout le tremblement. Et ce n’est pas la Collection Harlequin qu’il leur sert, aux enfants ! mais les plus ambitieux Everest de la littérature, des romans immenses conservés tout vivants dans sa mémoire de libraire passionné. Il les ressuscite dans le moindre détail devant un auditoire métamorphosé en une seule et gigantesque oreille.

Je ne regrette pas d’avoir été dégommé par Risson. D’abord, je commençais à manquer de salive et à loucher vers les télés d’occase, et ensuite, ce sont ces récits hallucinés qui ont définitivement sauvé Risson de la drogue. Il y a retrouvé sa cervelle, sa jeunesse, sa passion, son unique raison de vivre. »

Daniel Pennac, La fée carabine, p. 32-34 « Folio » Gallimard


Lapins, terrasse, goûter, bric-à-brac

Vendredi 31 décembre

En ce soir de réveillon, un petit détour par Camerone, ville impossible à situer (comme souvent chez Véronique Ovaldé), si ce n’est sur  une côte, où il fait chaud, très chaud, surtout sur un toit en terrasse au dessus de la ville, carré de béton écrasé de soleil.

« Cet été-là, nous avons passé beaucoup de temps, maman Rose et moi, sur le toit de l’immeuble où nous habitions avec Monsieur Loyal rue du Roi Charles. Nous logions au nord de Camerone sur un flanc de colline, le flanc d’une des cinq collines de Camerone. La ville, comme la lave, dévalait les pentes pour s’agglutiner sur le rivage. Les immeubles de la ville haute étaient blancs, vertigineux et vétustes, témoignant de l’activité balnéaire de l’endroit, en des temps plus cléments. Longtemps Camerone avait été une station de villégiature aux hivers doux et floraux qui attiraient les belles et leurs messieurs fortunés. Puis la population aisée s’était raréfiée –lui préférant des cieux plus exotiques sans doute– et une multitude populaire avait envahi la côte durant les longs étés irrespirables de Camerone.

J’aimais vivre à Camerone parce qu’on y sentait l’iode et le monoï bon marché, parce que sa disgrâce prolétaire lui conférait une sorte de langueur décadente –les vieilles de Camerone arboraient encore des ombrelles en broderie anglaise sur la promenade du bord de mer et s’offusquaient des filles en paréo coton mélangé qui gloussaient par grappes de trois– et j’appréciais par-dessus tout la cuisante attaque du soleil pendant l’impressionnante suite des jours bleus de l’été. Je regardais Camerone fumer du haut du toit de notre immeuble de la rue du Roi Charles, sur cette grande terrasse écrasée de chaleur –quelque chose qui avait trait à la fusion d’un métal, ou alors à un four de souffleur de verre, quelque chose qui modifiait les éléments et les tordait à sa convenance–, je restais près des clapiers parce que j’en goûtais l’odeur et le bruit continu de leur vie minuscule. Je clopinais sur les dalles disjointes gravillons-pris-dans-béton de la terrasse, je gratouillais la mousse des interstices avec mon index –fascinante détermination du végétal à prendre possession d’un territoire si haut perché–, noircissant mon ongle et l’inspectant avec attention afin d’y détecter un monde infime et reptilien. J’étais en général torse nu, avec une culotte défleurie et une cape noire attachée au cou. Ma sueur créait des paysages salés sur la doublure de ma cape. Je les frottais avec de l’eau et du savon le soir pour que cette foutue cape restât impeccable et opérationnelle. J’avais quinze ans. Mais mon âge n’avait pas de sens. J’étais une très vieille dame à l’intérieur –une dame pleine de sagesse, disait maman–, quelqu’un qui savait raisonner, qui paniquait à l’idée du nombre de centimètres qui lui restait à vivre, une dame avec une très ancienne mémoire et des moments de grande confusion. Et vu de l’extérieur j’étais une grosse petite fille qui ne comptait ni grandir, ni avoir ses règles un jour, ni devoir sérieusement penser à aller plus régulièrement à l’école –dans une école normale s’entend–. (Maman aurait ajouté, tu n’es pas grosse, tu n’es pas grosse, tu n’es pas grosse, tu as un sex appeal de folie, fais-moi confiance.)

J’aperçois l’horizon, un horizon de toits terrasse, un bric-à-brac d’antennes de télé, de paraboles, de réservoirs d’eau, de jardins clandestins avec bambous, barricades, bassines pour récupération pluie acide, chaises, caisses repose-pieds, frigo pour bières, générateur turbinant nuit et jour, il y avait aussi les chats errants, les mouettes, les sirènes et les essoufflements du port, le bruit des rues qui montait jusqu’à nous par spasmes paresseux. Je me disais toujours, ils pourraient bien tous attraper la peste, je n’en saurais rien avec mes lapins.

Les lapins étaient tapis à l’ombre de la cheminée, ils bénéficiaient de petits ventilateurs pour leur assurer un minimum d’air, pour qu’ils ne tournent pas de l’œil et continuent de scruter l’horizon toit terrasse tout devant.

Nous nous entendions à merveille, les lapins et moi.

Il arboraient des couleurs chatoyantes, certains portaient le poil long et duveteux, tant et si bien qu’on pouvait croire qu’ils étaient flous, et d’autres avaient l’œil torve ou aveugle et se multipliaient dans l’obscurité. Nous étions envahis par les petits lapins. Alors pour parer à l’invasion –et de ce fait à notre propre élimination–, nous les mangions et, afin d’acheter l’indulgence des habitants de l’immeuble de la rue du Roi-Charles, nous les dépecions et offrions nos écorchés à nos voisins récalcitrants. J’aimais bien manger mes lapins. Ne croyez pas que ça me rendît triste. Ça me permettait de rester toujours avec eux..

La majeure partie de mon temps, je la passais sur la terrasse près de mes lapins que j’allais bientôt manger, assise sur une petite chaise en bois rouge, m’appliquant à chopper un éclat d’océan entre deux bâtiments. Je me laissais complaisamment brûler la rétine quand j’apercevais un tel éclat –sa fulgurance fonçait vers mon œil, miroitait et m’envoûtait, c’était mon trésor qui me brûlait les yeux et me grignotait le nerf otique.

Maman ne restait pas aussi longtemps que moi sur la terrasse, elle vaquait à ses affaires, elle montait par moment pour me signaler qu’elle sortait, qu’elle partait à la boutique, ou que mon goûter était prêt, je la voyais qui surgissait par la trappe, elle était très belle, elle portait un joli sac à main en plastique qui luisait comme si elle l’avait frotté la nuit entière avec un chiffon de feutrine. Parfois elle me demandais, je ne suis pas un petit peu beaucoup trop maquillée ? et je niais en secouant la tête, alors même que je devinais que mon avis n’avait aucune importance, parce que je ne connaissais rien aux femmes ni aux atours des femmes, je ne connaissais que ma terrasse, (l’institut où j’étais parquée certains soirs et le trajet que je faisais parfois seule entre la terrasse et l’institut susdit. Je lui était reconnaissante de m’interroger. Je la regardais partir, j’espérais alors que je lui ressemblerais un jour.

Je laissais le goûter se perdre et dégouliner sur la nappe de la cuisine ou bien parfois j’allais le chercher et me poissais en remontant sur la terrasse. »

Véronique Ovaldé, Déloger l’animal (4, p. 18-21, édition Actes Sud)


Portrait de Markus M.

Mardi 28 décembre

Dans Déloger l’animal, comme dans tous les romans de Véronique Ovaldé, il y a des choses qui tournent rond, et d’autres pas, et qui laissent la porte ouverte au merveilleux.

Ici, la narratrice ne sait rien de son père, ne sait pas que c’est celui qui la berce, vit avec elle, partage la vie de sa mère et qu’elle appelle Monsieur Loyal. Elle soupçonne des non-dits dans le passé de sa mère, essaie d’expliquer son étrange disparition. Elle imagine le portrait de ce garçon qu’elle baptise Markus M., qui aurait aimé sa mère, que sa mère aurait aimé, et qui viendrait des montagnes.

« Je peux penser à lui et il m’apparaît sale et beau et tendre comme quelque chose qui sortirait d’une huche à pain, comme quelque chose qui serait précieux, qu’on aurait déposé dans la sciure pour ne pas le casser. Je pense à Markus M. dorénavant quand je me sens isolée dans un grand froid neigeux, quand j’ai et donne l’impression d’avoir sept ans alors que j’en ai plus du double. J’aime imaginer l’histoire de Markus M. et de ma mère.

Cela a trait à l’enfance de ma mère mais que puis-je faire de l’enfance de ma mère, que puis-je même oser connaître de ce mystère. L’enfance de mon père me semble plus imaginable parce que tout à fait romanesque. Je peux y mettre ce que je veux, ordonner les événements et les pensées comme je l’entends, gratouiller pour chercher des preuves et des explications, colmater les brèches pour que mon sous-marin ne sombre pas, je peux lui inventer une enfance, et un ruban de pensées, personne ne peut m’en empêcher. »

Véronique Ovaldé, Déloger l’animal (II, 14, p. 77, édition Actes Sud)