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Secret

Lundi 16 juillet 2012

Les vacances approchent, c’est l’heure  des redécouvertes et des nouvelles lectures, des cabanes et des siestes, des secrets qui s’y murmurent à l’ombre de la couverture.

Avant de partir, un petit texte de Paule du Bouchet, oublié au fond du cahier.

Ma mère possédait en propre une aptitude au secret, singulièrement raffinée, laquelle se rapprochait chez elle de l’acception la plus accomplie du mot, le sens du mystère. Dans le même temps, elle restait une grande et droite nature. Alchimie rare entre toutes, haut lieu de son intimité, c’était là sa part infiniment poétique. Celle qui l’a fait aimer des poètes. Son père en tout premier lieu, si tendrement. Le mien. Et puis René Char.

Elle a aimé depuis ce lieu retiré, elle a su aimer à la hauteur de ce retrait. Elle était comme la sibylle. Elle savait et elle fermait les yeux. Elle fermait les yeux et elle voyait plus loin. Il la savait en ce lieu-là, à hauteur de poème. Il n’a cessé d’en être bouleversé.

Paule du Bouchet, Emportée : récit, Actes Sud, p. 47-48


Garder, trier, jeter

Lundi 30 janvier 2012

Nouveau petit butinage chez Paule du Bouchet, chez qui je retrouve cette question de la mémoire, de ce qu’on garde, ou pas, des traces, de la disparition, du tri. Autant de notions qui, sous différentes formes (désherbage, élimination, conservation, archivage) qui tissent en fait la trame du quotidien, à la maison ou à la bibliothèque. Avancer, c’est jeter, ou garder ?

Le lundi après-midi, le 6 septembre 1999, il y a eu cette cérémonie que nous avons voulue. Ma mère n’était pas croyante, mais nous avons demandé au curé du village de nous accueillir dans son église attenante à la maison et dont j’entendais habituellement le carillon sonner chaque demi-heure, le clocheton jouxtant ma chambre.

Parler d’elle, personne ne le pouvait. Mais lire, à notre demande, des textes et des poèmes qu’elle aimait. J’avais demandé à mon père, il avait accepté. Je le revois, auparavant, assis dans la cuisine inondée de soleil, en face de la chambre où elle reposait. Mon père pleurait. Ces larmes, si différentes de celles que j’avais connues longtemps autrefois et qui alors ont étanché ma tristesse. Repesant à ces larmes, aujourd’hui encore, elles m’apaisent. Elles ont la saveur des sources invisibles. Tous ce qui avait été vécu, tout ce qui ne l’avait pas été, tout ce qui ne le serait plus.

Dans l’église, il s’est avancé vers le lutrin devant le cercueil. Il a lu les premières strophes du poème de Baudelaire Chant d’automne. « Adieu, vive clarté de nos étés trop courts, Demain nous plongerons dans les froides ténèbres, J’entends sonner le bois sur les pavés des cours… » Sa voix était posée, comme lorsqu’il lisait pour elle, à l’hôpital, assis à côté du lit, il y avait encore si peu de jours, mais posée sur un imperceptible tremblement.

Quelques temps plus tard, de retour à Paris, mon père m’a donné une petite carte blanche sur laquelle il avait recopié pour moi ce poème. Je l’ai serré dans mon porte-cartes, longtemps, contre mon cœur, bien après sa propre disparition à lui, dix-huit mois plus tard. Ces lignes d’adieu de sa mai, de sa belle écriture fougueuse penchée vers la droite, cet adieu de mon père à ma mère, je les ai longtemps portées avec moi. Et puis je les ai perdues. J’ai perdu même cela. Cette cartonnette manuscrite si précieuse, qui parlait de ma mère, je l’ai perdue.

Que garde-t-on ? Que détruit-ton ? Que perd-on ? Pourquoi ? Je ne sais pas. J’ai beaucoup perdu. Hors de l’intention ouverte de témoigner, de laisser une trace explicite, je ne sais pas les mouvements obscurs qui font oublier, perdre ou détruite.

Paule du Bouchet, Emportée : récit, Actes Sud, p. 33-34


Scène de toit

Lundi 28 novembre 2011

Avant une « interruption » momentanée du rythme de publication hebdomadaire pour un retour au calendrier journalier de l’avent, avec image en tête, un nouveau souvenir de Paule Du Bouchet. Un souvenir de scène de famille heureuse, qui remonte à la surface au moment le plus tragique, celui de l’attente de la mort et de la dissolution pour toujours de cette famille.


     Ma mère a soudain dit à mon père : « Raconte-moi ma vie. » Il a souri, de ce sourire fin, ironique et tendre, énigmatique, qui était parfois le sien et qu’il laissait aux plus proches le soin de déchiffrer. « Bon… To make a lng story short…” Nous avons éclaté de rire. Elle aussi. Complicité ancienne, à laquelle la langue anglaise, qui était leur seconde langue maternelle, dans laquelle ils s’étaient rencontrés, adolescents, à New York, qu’ils avaient l’un et l’autre aimée et traduite, n’était pas étrangère. Esprit ailé de mon père, innocence rayonnante de la mère. Dans cet esprit et dans ce rayonnement qui était leur partage et à l’éclat desquels ils s’étaient brûlés trente ans plus tôt, ce jour-là ils se retrouvaient, dans la touffeur de cet été d’agonie, dans l’exiguïté de cette petite chambre sans air où nous nous retrouvions « tous les quatre ».

     Ce « tous les quatre » autour d’un lit de mort, où nous avons ri ensemble, me renvoie à l’autre « tous les quatre » : autour d’une table. La salle à manger de la rue Malebranche, lorsque nous étions petits.

*

     Et ce souvenir.

     Soir d’été, 1956. Je suis assise à la grande table, hissée sur le « coussin rouge », à hauteur d’adultes. L’atmosphère est incompréhensible, je sens que ma mère veut s’envoler, comme un oiseau. Elle est légère et insouciante, mon père est tendu et grave. Soudain, je pointe le doigt vers la fenêtre, ravie de briser la tension palpable entre les parents : « Gilles est sur le toit ! » Maman se lève d’un bond, court vers la fenêtre de la chambre donnant sur la toiture en zinc du premier étage, elle est leste comme une gazelle, si jolie dans son pantalon serré, elle enjambe le rebord, saute sur le toit. Gilles éclate de rire, accélère son « quatre pattes » en pyjama blanc. Je reste assise à la table avec papa. Il ne bouge pas. Tous les deux, nous regardons, immobiles, la scène qui se déroule sur le toit. L’impassibilité de mon père me fait peur. Maman revient, Gilles sous le bras comme un paquet hilare. Depuis qu’il est tout bébé, mon frère est d’une gaieté solaire. La nuit, il me réveille par ses hurlements de rire. Maman se rassoit, Gilles sur ses genoux. Nous rions tous. Soulagement.

*

     « Raconte-moi ma vie », a-t-elle demandé dans la chambre d’hôpital. Il a esquivé par un sourire : « To make a long story short… » Il n’y avait plus le temps. Mon père était déjà malade de la leucémie qui allait l’emporter l’année suivante. Ce jour-là, elle lui remettait entre les mains toute sa confiance, toute sa grâce, toute la complexité de son âme. Elle gardait pour elle son cœur. Elle voulait comprendre pourquoi. Elle pensait qu’il savait quelque chose d’elle, qu’elle-même cherchait toujours à comprendre. Qu’en trente ans, il avait compris, et qu’il pourrait lui expliquer.

     Il n’avait sans doute pas compris –qui le pouvait ? – et la vie était comptée. Sans cette imminence, elle n’aurait jamais posé la question. Elle n’attendait bien sûr pas la réponse, mais une réponse. Celle qu’il fît, en anglais.

    « Pour faire court… » Comme si on pouvait faire court. Comme si tout cela était rapide, escamotable, comme si on pouvait effacer, recommencer, dire en un mot toute cette vie, si lourde, si pleine. Si courte, maintenant, en ce bord abrupt qui était là, pour tous les deux.

     Nous avons éclaté de rire. Tous les quatre. Cet éclat de rire « tous les quatre » était sans doute la réponse qu’elle attendait.

Paule du Bouchet, Emportée : récit, Actes Sud, p. 53-55


La couleur des souvenirs

Jeudi 3 novembre 2011

A l’approche de quelques jours de repos, une grosse envie de couleurs et d’énergie pour rompre la grisaille de l’automne qui s’installe. Retour donc sur les bizarres chemins de la mémoire et la couleur des souvenirs liés à la mère, qui sont loin d’être en sépia chez Paule du Bouchet.

Il me semble que parler de ma mère, c’est parler de cette indicible épouvante, être seule. « Abandonnée », choc électrique, couleur encore vibrante de sa jupe rouge, silence. La fleur de ma mémoire est bien enclose dans un petit « pan de jupe rouge ».

Cet éclat rouge, c’est ce qui demeure de ma mère après que la porte s’est refermée. Ce à quoi, enfant, je me raccroche. Ce qui, évoquant de manière fulgurante son départ, invoque violemment sa présence. C’est l’image de ma mère, présence rouge, passionnée. Résurgence heureuse de tout un possible de tendresse, en même temps marque de mon désespoir.

Couleur du drame élaboré par ma mémoire, la « robe rouge » de ma mère était aussi celle que, semble-t-il, elle portait le jour de son mariage.

Paule du Bouchet, Emportée : récit, Actes Sud, p. 37-38


Le grenier de la mémoire : « les petites tartines »

Lundi 31 octobre 2011

Autre évocation de dînette d’enfants, et retour chez Paule du Bouchet…

 

Parfois, je monte dans cette pièce, à la campagne, où sont entreposés des objets, des cartons, des malles contenant des liasses profuses dans de vieilles enveloppes matelassées un peu humides. Je vide tout cela, je l’ai fait mille fois, je cherche pour la forme. Je ne sais pas ce que je cherche. Sans doute une trace décisive qui ne s’y trouve pas. Dans ces liasses, ma pensée a entreposé tout ce qui a, en réalité, été perdu.

Les ouvrant, je tombe parfois sur une lettre, dans cette lettre, sur une phrase, une date. Dans cette phrase, dans cette date, un lieu, un moment. Une image.

Ainsi, cette scène, très précise, ravivée l’autre jour par une phrase de ma mère dans une lettre à son amie Y. « Chérence, 5 mai 1961. Nous sommes allés goûter avec toute la bande des enfants dans cette clairière que j’aime tant, tu sais, dans la forêt, derrière les ruines de Bézu où l’on disait que venait autrefois la dernière prostituée du village… Il y a eu un épisode cocasse avec des tartines oubliées, je te raconterai, c’était follement gai… »

Et brusquement surgit le souvenir. Entier. La fragile veilleuse, dont la flamme vacille sous le souffle avant de s’allonger infiniment. Les « petites tartines ». Pourquoi ce souvenir-là, précisément ? Pourquoi maintenant ? Il me semble d’un coup que surgit tout au fond de moi une émotion retrouvée. Enfin accessible. Quelque chose de la joie. Ce souvenir-là n’est plus l’image figée qui fait écran aux sensations actuelles, mais l’appel d’air qui ouvre grande la porte. Il ne sonne plus comme le « départ » du poème de Baudelaire lu par mon père  au jour du grand chagrin, mais comme « un nouveau départ ».

C’était à Chérence, notre « maison de famille » d’alors. Celle de ma grand-mère Granny où nous nous retrouvions, mes cousins, ma tante, mon oncle, mon frère, ma grand-mère, les amis, enfants d’amis d’enfance de ma mère. Toute une parentèle qui me paraît rétrospectivement idyllique, à jamais perdue. Il est étrange de penser que cette « famille », ma mère l’avait en horreur, elle le dit dans ses lettres que je découvre aujourd’hui. Ce qui me réchauffait la glaçait.

Ce jour-là, nous sommes, les enfants, « toute une bande », en promenade dans la campagne, avec ma mère. Nous avons emporté le goûter, des bananes, des Choco BN et des tartines beurrées. Nous avons fait halte dans une ancienne carrière gagnée par la forêt que nous aimons particulièrement. On peut monter sur les versants escarpés et se laisser tomber souplement accrochés aux sommets des bouleaux qui ploient sous notre poids. Cette carrière a quelque chose de mystérieux et de rassurant. Nous avons donc goûté là et puis nous sommes remontés par le raidillon. Arrivés sur le plateau, nous avons regardé en bas. Et là, tout en bas, sur l’énorme banc de pierre, nous avons aperçu des tartines que nous avions oubliées. Nous avions oublié de les manger et puis nous les avions laissées en quittant la carrière. Elles étaient là, posées sur la pierre, microscopiques, si minuscules. Et nous avons été pris d’un fou rire inextinguible. « Les petites tartines ! » Elles étaient si petites, si, comment dire, ridicules, si ridiculement petites. Je me rappelle ma mère, riant aux éclats avec nous. Nous ne pouvions arrêter de nous exclamer, en les montrant du doigt : « Les petites tartines ! » si misérables, si oubliées, si petites ! Le rire des « petites tartines » dure encore aujourd’hui. Je le retrouve enfin. Il est associé à ma mère.

Aujourd’hui, parfois, c’est ce même sentiment de vie « petite », oubliée, oublié de manger, qui me saisit. Mais, en même temps que l’effroi qui parfois me surprend, entre sommeil et aube, à la vue des « petites tartines », à la pensée de la vie qui s’éloigne, c’est, étrangement, aussi, la joie. Ma mère. Le rire.

Si petite, si petite vie, oubliée. Si drôle.

 

Paule du Bouchet, Emportée : récit, Actes Sud, p. 102-104


Fougère, 3

Lundi 17 octobre 2011

La mère, encore. Souvenir d’un cliché symbolisant la douleur du sentiment de ne pas exister, photo de la femme en amoureuse brûlante et passionnée de Char plus que de la mère. Un bonheur dont l’enfant se sent exclue, absente qu’elle est dans le cadre.

Cette photo est comme le négatif de ce que je vivais alors. Maman partait, maman était une fougère, une herbe folle, qui se penchait sur moi, mais qu’un vent sauvage m’enlevait aussitôt. Une fleur qui pouvait s’assécher dès que cueillie. Il ne fallait pas la cueillir. Alors, peut-être, elle reviendrait. Il fallait la laisser partir. On n’avait pas le choix. Mais le ventre se tordait de douleur et les larmes serraient la gorge et l’esprit se perdait. Où était maman ? Qui était-elle ? Cette double, cette sulfureuse, cette aimée ? Cette disparue.

 (…)

Après qui courais-je dans mes rêves, dans mes nuits d’enfant sans sommeil ?

Ma mère nous échappait et c’était mon père dont je redoutais la disparition. Mon père dont je craignais qu’il se transforme en quelque créature étrange, qu’il perde son humanité, sa « paternité », que sa présence bienfaisante ne soit un mirage.

J’avais toujours en moi cette double vision des autres, de ceux que j’aimais. Je savais qu’ils n’étaient pas un. Je pressentais que, derrière le masque de « papa », il y avait un démon ou un vampire, derrière celui de « maman », quelqu’un d’autre. Je disais « une fée ». Je la croyais réellement surnaturelle et, l’année de l’apprentissage de la lecture,  j’aurais été prête à pourfendre quiconque se serait permis d’en douter. Maman était « une fée ». Je ne croyais pas aux fées en général, mais maman en était une. La seule.

Paule du Bouchet, Emportée : récit, Actes Sud, p. 72-73, p.76


Fougère, 2

Vendredi 14 octobre 2011

Un été de Paule à Belle Ile, avec son père, qui aimait à sortir le soir arpenter la lande sauvage, après s’être tendrement occupé des enfants dans la journée. Sortie que Paule redoute, hantée par cette peur de l’abandon maternel, avec ou sans fougère pour bercer ses songes.

Promenade terrifiée et nocturne qui me fait sentir l’odeur des genêts et le vent sur les joues, voir la loupiote de la maison comme un phare dans la nuit, promesse de la complicité affectueuse et inquiète au retour.

Tous les rituels du coucher avaient été accomplis. Ma mère avait été cueillie au fond du vallon. « Ma mère », c’était justement cette fougère souple que nous allions choisir religieusement tous les soirs à côté d’un vieux lavoir. Nous en cueillions une fraîche tous les jours, parce que nous étions tous les deux malheureux que maman soit partie. Nous la fixions ensemble au dessus de mon lit d’où elle se penchait tendrement sur mon sommeil. De dessous, je voyais la poussière orangée de ses spores. Mais je n’avais jamais sommeil. Mon père avait lu un passage des Mille et Une Nuits, posé un baiser sur mon front.

Je restais éveillée, assise dans mon lit, alerte et les yeux grands ouverts dans le noir, à guetter le moindre bruit de chaise, de porte, de pas. Si le silence se faisait, que je n’entendais rien, je finissais par ouvrir timidement la porte, il me disait d’un air las : « Tu ne dors pas… ? Je disais que j’avais soif, que je voulais une tartine de sucre, que j’avais envie de faire pipi, que je n’arrivais pas à m’endormir. Il soupirait : « Allons… » Je filais, comme une petite souris, et je recommençais mon guet. Je savais qu’il allait finir par sortir. Il avait besoin de faire un tour sur la lande avant la nuit.

Tout le temps qu’il lisait les Mille et Une Nuits, je sentais déjà qu’il attendait de pouvoir s’échapper. Je serrais mes lèvres pour ne pas lui dire. Je le lui disais quand même : « Tu ne vas pas sortir ! » En refermant le livre, il disait « Sois raisonnable. » Je n’étais pas raisonnable.

Quand il ouvrait le porte tout doucement sur le dehors, j’étais prête à le suivre. La maison était toute petite, l’unique pièce en rez-de-chaussée était séparée en deux par un rideau qui délimitait une étroite chambre à trois lits.

Mon père refermait délicatement la porte, il m’espérait endormie. Dehors, le vent du soir venant de la mer commençait à souffler et s’engouffrait dans ma chemise de nuit. Je marchais pieds nus. Je le suivais, de loin, me glissant entre les touffes de genêts. De temps à autres, il s’arrêtait, sortait son carnet. Sa haute silhouette se découpait sur le ciel du crépuscule.

Il y a des ciels comme ça en Bretagne, le soir au-dessus de la mer, des lumières irréelles. Je ne pensais plus rien, je n’avais même plus peur, je savais qu’il pouvait disparaître d’un instant à l’autre. Je me cachait derrière un bouquet de genêts à odeur de miel, un rocher. Je rampais, les jambes griffées, grelottant dans les rafales. Il ne voyait rien, ne se retournait pas, se dirigeait vers la falaise noire. Celle qui chutait sur la mer au bout de la lande. Un fin trait de pinceau rouge sombre soulignait l’horizon sur la mer. Derrière moi, c’était déjà la nuit. Tout à coup, il s’immobilisait au bord de la falaise. Je me statufiais. Mes yeux scrutaient désespérément la nuit et je ne voyais plus rien. Brusquement, je ne le voyais plus. Il avait été englouti par la falaise.

Je courais comme une folle jusqu’à la maison, les larmes me brûlaient le visage. La petite lumière de la pièce me guidait. J’entrais hagarde, échevelée. Papa était là. Il se levait de sa chaise, l’écartais de la table à tréteaux où étaient tous ses papiers, « Comment ? Tu étais dehors ? » Il me prenait par la main et me conduisait jusqu’à mon lit sans rien dire. Il soupirait profondément, en m’embrassant : « Tu t’endors, maintenant ! »

Paule du Bouchet, Emportée : récit, Actes Sud, p. 73-75


Fougère, 1

Lundi 11 octobre 2011

Paule du Bouchet encore, toujours sur les traces de sa mère, rassurée par la tendresse de son père. Et une fougère qui déploie ses volutes dans l’écriture et dessine des fils temporels… une belle promenade dans la mémoire.

Traversée des apparences. L’écran sur lequel vient se poser mon souvenir est aussi celui par lequel je peux lire mon présent. Le souvenir témoignant de l’illusion en même temps qu’il la pointe, la perception de la continuité de ma vie qui ne se fait pourtant qu’à ce prix par sauts poétiques de lien à lien, de sensations à sensations, de sensations à sens.

Ainsi la fougère appelée « maman » cueillie chaque soir, rituellement, l’été de mes onze ans, avec mon père, dans l’ombre humide d’un vallon secret mangé d’herbes hautes, un vallon retourné à la sauvagerie et fréquenté l’espace de quelques jours de « vacances » par ce père et sa petite fille éperdus de chagrin, cette fougère-là qui, évoquant la « maman » perdue, se penchait doucement au-dessus de mon lit où mon père la fixait, évoque tout autant le goût amer mâtinée de noisette de ses crosses velues, cueillies avant qu’elles ne se déroulent. Et ces crosses elles-mêmes renvoient à d’autres promenades et à d’autres souvenirs.

Et tout cela qui se fait, se cueille et se penche tendrement et se mange –dans l’absence de « maman », cette concrétion de présent qu’est le souvenir–, se fluidifie et reprend vie aujourd’hui lorsque dans une promenade, cueillant une fougère, je regarde sur ma main la fine poussière jaune de ses spores. C’est l’absence de maman apaisée par la fougère.

Paule du Bouchet, Emportée : récit, Actes Sud, p. 75-76


Mères

Lundi 3 octobre 2011

Après quelques textes consacrés au père – récemment chez Paule du Bouchet, chez Mouawad il y a plus longtemps-, j’avais annoncé une série plutôt centrée sur le questionnement de la maternité. J’y reviens avec Charles Juliet, pour commencer.

L’existence des deux mères a été à l’origine du dédoublement de soi ; le projet d’écriture autobiographique de Lambeaux intègre alors à la fois l’écriture du moi pour se libérer, et l’hommage à ces deux figures maternelles.

     « Un jour, il te vient le désir d’entreprendre un récit où tu parlerais de tes deux mères

l’esseulée et la vaillante

l’étouffée et la valeureuse

la jetée-dans-la-fosse et la toute-donnée.

          Leurs destins ne se sont jamais croisés, mais l’une par le vide créé, l’autre par son inlassable présence, elles n’ont cessé de t’entourer, te protéger, te tenir dans l’orbe de leur douce lumière.

     Dire ce que tu leur dois. Entretenir leur mémoire. Leur exprimer ton amour. Montrer tout ce qui d’elles est passé en toi.

        Puis relater ton parcours, cette aventure de la quête de soi dans laquelle tu as été contraint de t’engager. Tenter d’élucider d’où t’es venu ce besoin d’écrire. Narrer les rencontres, faits et événements qui t’ont marqué en profondeur et ont plus tard alimenté tes écrits.

     Ce récit aura pour titre Lambeaux. Mais après en avoir rédigé une vingtaine de pages, tu dois l’abandonner. Il remue en toi trop de choses pour que tu puisses poursuivre. Si tu parviens un jour à le mener à terme, il sera la preuve que tu as réussi à t’affranchir de ton histoire, à gagner ton autonomie.

     Ni l’une ni l’autre de tes deux mères n’a eu accès à la parole. Du moins à cette parole qui permet de se dire, de se délivrer, se faire exister dans les mots. Parce que ces mêmes mots se refusaient à toi et que tu ne savais pas t’exprimer, tu as dû longuement lutter pour conquérir le langage. Et si tu as mené ce combat avec une telle obstination, il te plaît de penser que ce fut autant pour elles que pour toi. 

     Tu songes de temps à autre à Lambeaux. Tu as la vague idée qu’en l’écrivant, tu les tireras de la tombe. Tu leur donneras la parole. Formuleras ce qu’elles ont toujours tu.

     Lorsqu’elles se lèvent en toi, que tu leur parles, tu vois s’avancer à leur suite la cohorte des bâillonnés, des mutiques, des exilés des mots

     ceux et celles qui ne se sont jamais remis de leur enfance

     ceux et celles qui s’acharnent à se punir de n’avoir jamais été aimés

     ceux et celles qui crèvent de se mépriser et de se haïr

    ceux et celles qui n’ont jamais pu parler parce qu’ils n’ont jamais été écoutés

     ceux et celles qui ont été gravement humiliés et portent au flanc une plaie ouverte

     ceux et celles qui étouffent de ces mots rentrés pourrissant dans leur gorge

     ceux et celles qui n’ont jamais pu surmonter une fondamentale détresse »

Charles Juliet, Lambeaux, Gallimard, « Folio », p. 149-150


Maternité

Mardi 2 août 2011

Après une série plus portée sur l’interrogation du lien père-fils chez Mouawad (qui va bien au-delà de cela bien entendu), mes lectures du moment (ou plus anciennes) creusent la question de la place de la mère…

Une toute jolie nouvelle et future naissance qui me touche profondément me fait anticiper sur la programmation d’une série de billets consacrée à l’évocation de la mère, chez Juliet, Hélène Cixous, Paule du Bouchet… Une éclaircie entre deux averses de « pluie ».

J’y reviendrai donc mais chez Paule du Bouchet, la mère est absente,  et c’est cette absence définitive qui permet l’évocation des absences fugitives tout au long de son existence. Rien à voir donc avec cette jolie maman à venir, mais… maman quand même.

Le mot « maman » n’est prononçable que dans l’intimité d’une relation vivante. Le mot-lui-même est vivant, vibrant, charnel, sensuel, chaleureux, réconfortant, affectueux, tendre, réel, habité, plein des qualités qui font que ma mère est « maman ». Ce n’est pas un mot que l’on peut utiliser abstraitement en dehors du vécu. Je ne peux plus le prononcer qu’avec mon frère. J’hésite souvent, en parlant d’elle, à dire « maman » ou « ma mère ». Je me surprends l’autre jour à parler de la pierre tombale de « maman », cela sonne impossible.

Paule du Bouchet, Emportée : récit, Actes Sud, 2011, p. 42


Lapins, terrasse, goûter, bric-à-brac

Vendredi 31 décembre

En ce soir de réveillon, un petit détour par Camerone, ville impossible à situer (comme souvent chez Véronique Ovaldé), si ce n’est sur  une côte, où il fait chaud, très chaud, surtout sur un toit en terrasse au dessus de la ville, carré de béton écrasé de soleil.

« Cet été-là, nous avons passé beaucoup de temps, maman Rose et moi, sur le toit de l’immeuble où nous habitions avec Monsieur Loyal rue du Roi Charles. Nous logions au nord de Camerone sur un flanc de colline, le flanc d’une des cinq collines de Camerone. La ville, comme la lave, dévalait les pentes pour s’agglutiner sur le rivage. Les immeubles de la ville haute étaient blancs, vertigineux et vétustes, témoignant de l’activité balnéaire de l’endroit, en des temps plus cléments. Longtemps Camerone avait été une station de villégiature aux hivers doux et floraux qui attiraient les belles et leurs messieurs fortunés. Puis la population aisée s’était raréfiée –lui préférant des cieux plus exotiques sans doute– et une multitude populaire avait envahi la côte durant les longs étés irrespirables de Camerone.

J’aimais vivre à Camerone parce qu’on y sentait l’iode et le monoï bon marché, parce que sa disgrâce prolétaire lui conférait une sorte de langueur décadente –les vieilles de Camerone arboraient encore des ombrelles en broderie anglaise sur la promenade du bord de mer et s’offusquaient des filles en paréo coton mélangé qui gloussaient par grappes de trois– et j’appréciais par-dessus tout la cuisante attaque du soleil pendant l’impressionnante suite des jours bleus de l’été. Je regardais Camerone fumer du haut du toit de notre immeuble de la rue du Roi Charles, sur cette grande terrasse écrasée de chaleur –quelque chose qui avait trait à la fusion d’un métal, ou alors à un four de souffleur de verre, quelque chose qui modifiait les éléments et les tordait à sa convenance–, je restais près des clapiers parce que j’en goûtais l’odeur et le bruit continu de leur vie minuscule. Je clopinais sur les dalles disjointes gravillons-pris-dans-béton de la terrasse, je gratouillais la mousse des interstices avec mon index –fascinante détermination du végétal à prendre possession d’un territoire si haut perché–, noircissant mon ongle et l’inspectant avec attention afin d’y détecter un monde infime et reptilien. J’étais en général torse nu, avec une culotte défleurie et une cape noire attachée au cou. Ma sueur créait des paysages salés sur la doublure de ma cape. Je les frottais avec de l’eau et du savon le soir pour que cette foutue cape restât impeccable et opérationnelle. J’avais quinze ans. Mais mon âge n’avait pas de sens. J’étais une très vieille dame à l’intérieur –une dame pleine de sagesse, disait maman–, quelqu’un qui savait raisonner, qui paniquait à l’idée du nombre de centimètres qui lui restait à vivre, une dame avec une très ancienne mémoire et des moments de grande confusion. Et vu de l’extérieur j’étais une grosse petite fille qui ne comptait ni grandir, ni avoir ses règles un jour, ni devoir sérieusement penser à aller plus régulièrement à l’école –dans une école normale s’entend–. (Maman aurait ajouté, tu n’es pas grosse, tu n’es pas grosse, tu n’es pas grosse, tu as un sex appeal de folie, fais-moi confiance.)

J’aperçois l’horizon, un horizon de toits terrasse, un bric-à-brac d’antennes de télé, de paraboles, de réservoirs d’eau, de jardins clandestins avec bambous, barricades, bassines pour récupération pluie acide, chaises, caisses repose-pieds, frigo pour bières, générateur turbinant nuit et jour, il y avait aussi les chats errants, les mouettes, les sirènes et les essoufflements du port, le bruit des rues qui montait jusqu’à nous par spasmes paresseux. Je me disais toujours, ils pourraient bien tous attraper la peste, je n’en saurais rien avec mes lapins.

Les lapins étaient tapis à l’ombre de la cheminée, ils bénéficiaient de petits ventilateurs pour leur assurer un minimum d’air, pour qu’ils ne tournent pas de l’œil et continuent de scruter l’horizon toit terrasse tout devant.

Nous nous entendions à merveille, les lapins et moi.

Il arboraient des couleurs chatoyantes, certains portaient le poil long et duveteux, tant et si bien qu’on pouvait croire qu’ils étaient flous, et d’autres avaient l’œil torve ou aveugle et se multipliaient dans l’obscurité. Nous étions envahis par les petits lapins. Alors pour parer à l’invasion –et de ce fait à notre propre élimination–, nous les mangions et, afin d’acheter l’indulgence des habitants de l’immeuble de la rue du Roi-Charles, nous les dépecions et offrions nos écorchés à nos voisins récalcitrants. J’aimais bien manger mes lapins. Ne croyez pas que ça me rendît triste. Ça me permettait de rester toujours avec eux..

La majeure partie de mon temps, je la passais sur la terrasse près de mes lapins que j’allais bientôt manger, assise sur une petite chaise en bois rouge, m’appliquant à chopper un éclat d’océan entre deux bâtiments. Je me laissais complaisamment brûler la rétine quand j’apercevais un tel éclat –sa fulgurance fonçait vers mon œil, miroitait et m’envoûtait, c’était mon trésor qui me brûlait les yeux et me grignotait le nerf otique.

Maman ne restait pas aussi longtemps que moi sur la terrasse, elle vaquait à ses affaires, elle montait par moment pour me signaler qu’elle sortait, qu’elle partait à la boutique, ou que mon goûter était prêt, je la voyais qui surgissait par la trappe, elle était très belle, elle portait un joli sac à main en plastique qui luisait comme si elle l’avait frotté la nuit entière avec un chiffon de feutrine. Parfois elle me demandais, je ne suis pas un petit peu beaucoup trop maquillée ? et je niais en secouant la tête, alors même que je devinais que mon avis n’avait aucune importance, parce que je ne connaissais rien aux femmes ni aux atours des femmes, je ne connaissais que ma terrasse, (l’institut où j’étais parquée certains soirs et le trajet que je faisais parfois seule entre la terrasse et l’institut susdit. Je lui était reconnaissante de m’interroger. Je la regardais partir, j’espérais alors que je lui ressemblerais un jour.

Je laissais le goûter se perdre et dégouliner sur la nappe de la cuisine ou bien parfois j’allais le chercher et me poissais en remontant sur la terrasse. »

Véronique Ovaldé, Déloger l’animal (4, p. 18-21, édition Actes Sud)


Portrait de Markus M.

Mardi 28 décembre

Dans Déloger l’animal, comme dans tous les romans de Véronique Ovaldé, il y a des choses qui tournent rond, et d’autres pas, et qui laissent la porte ouverte au merveilleux.

Ici, la narratrice ne sait rien de son père, ne sait pas que c’est celui qui la berce, vit avec elle, partage la vie de sa mère et qu’elle appelle Monsieur Loyal. Elle soupçonne des non-dits dans le passé de sa mère, essaie d’expliquer son étrange disparition. Elle imagine le portrait de ce garçon qu’elle baptise Markus M., qui aurait aimé sa mère, que sa mère aurait aimé, et qui viendrait des montagnes.

« Je peux penser à lui et il m’apparaît sale et beau et tendre comme quelque chose qui sortirait d’une huche à pain, comme quelque chose qui serait précieux, qu’on aurait déposé dans la sciure pour ne pas le casser. Je pense à Markus M. dorénavant quand je me sens isolée dans un grand froid neigeux, quand j’ai et donne l’impression d’avoir sept ans alors que j’en ai plus du double. J’aime imaginer l’histoire de Markus M. et de ma mère.

Cela a trait à l’enfance de ma mère mais que puis-je faire de l’enfance de ma mère, que puis-je même oser connaître de ce mystère. L’enfance de mon père me semble plus imaginable parce que tout à fait romanesque. Je peux y mettre ce que je veux, ordonner les événements et les pensées comme je l’entends, gratouiller pour chercher des preuves et des explications, colmater les brèches pour que mon sous-marin ne sombre pas, je peux lui inventer une enfance, et un ruban de pensées, personne ne peut m’en empêcher. »

Véronique Ovaldé, Déloger l’animal (II, 14, p. 77, édition Actes Sud)