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Raconter

Dimanche 5 janvier 2014

La Fontebranda est une fontaine magique : l’été, elle parle. Après tout, les fontaines sont souvent des lieux fréquentés par les fées, tout le monde le sait. Pour moi, je n’ai rien entendu d’autre que le murmure de l’eau et la mémoire de Sainte Catherine de Sienne, mais cette petiote s’est chargée de les raconter, elle, les histoires. C’était à son papa et dans une autre langue, mais j’en ai profité ! Cela me ramène à Agnès Desarthe qui dit si bien le pouvoir de l’imagination dans les petites têtes :

« Ce que je préfère, avec les histoires, c’est me les raconter à moi-même. Je considère la rêverie comme une activité à part entière. Je la pratique avec assiduité et maniaquerie ; il me faut une certaine pose, une vue dégagée, une qualité particulière de brouhaha. L’endroit le plus propice est la voiture de mes parents. Nous roulons vers la campagne et je profite de mon droit d’aînesse sur ma petite sœur pour occuper la place près de la fenêtre. J’appuie mon front contre la vitre froide, je perds consciencieusement mes yeux dans le décor : rambarde, bas-côté, herbe pelée, talus, maisons, voies ferrées, ciel. J’enclenche le mécanisme. Je quitte l’habitacle de l’auto, je laisse ma famille derrière moi, je deviens le tout et le rien, l’univers et les personnages qui le peuplent. Une ruine au bord de l’autoroute A6 se change en château hanté, mon propre regard croisé dans le rétroviseur devient celui de la sirène, de la licorne, de la fée. »

 

Agnès Desarthe, Comment j’ai appris à lire, Stock, 2013, p. 23-24


Retour d’excursion

Samedi 21 décembre 2013

Le plaisir de voyager, c’est aussi celui de rentrer poser ses valises pour se remémorer les couleurs, odeurs, saveurs de ces jours passés au loin…

« Ah ! Le bonheur après une journée dans une ville enfin visitée, de feuilleter, en fin d’après-midi, dans sa chambre d’hôtel, livres, cartes postales et prospectus destinés à sa bibliothèque, et qui donnent le sentiment réconfortant d’emporter quelques éléments matériels de ce qui est déjà du passé ! L’impression de sauvegarder quelques morceaux de temps envolés, alors que le reste, émotions et sensations de voyage, rester souvenirs volatils. »

Jacques Bonnet, Des bibliothèques pleines de fantômes


… la bascule dans le merveilleux ?

Jeudi 19 décembre

Dans Comment j’ai appris à lire, Agnès Desarthe expose sa théorie du faux vrai plutôt que du vrai faux. Enfant, c’est une lectrice qui rejette le réalisme des romans naturalistes, mais qui adore les contes, les princesses, les gnomes. Aller ccaresser les dragons ou rencotnrer des fleurs qui parlent lui semble beaucoup plus accessible que lire la vie des petits garçons qui portent des chandails et font tout comme en vrai… Avec elle, lire, c’est basculer comme Alice de l’autre côté du miroir.

«Ce qui est certain, c’est que ma crédulité ne connaît pas de limites.

En classe de Ce2, nous lisons Grain d’aile. C’est l’histoire d’une petite fille qui, je ne sais plus comment, parvient à voler. Je me dis que si elle a réussi à le faire, il n’y a aucune raison que j’échoue. De temps en temps, comme à mon propre insu, je tente le coup : j’accomplis un bond, bras ouverts, et l’espace d’une nanoseconde, j’envisage que le miracle s’accomplisse. La maxime que je tire de ces expériences, sans la formuler, est la suivante : si c’est arrivé dans un conte, ça peut – voire même ça va – arriver en vrai. Je n’établis pas la différence entre fiction et réalité. Pas plus que je n’instaure de hiérarchie. J’ai, ce qu’on appelle une imagination débordante.

 (…)

Une esthétique se dessine : plutôt le vrai faux que le faux vrai. Alors que je suis une enfant sage, gâtée, heureuse, j’ai la sensation que le monde qui m’entoure est chaotique. Je n’en dis rien. Je fonctionne remarquablement. Je réponds à toutes les attentes. Je suis bonne élève, je me brosse les dents comme il faut, j’obéis. Je me méfie, cependant, de ce que j’appelle le premier degré de la vie.

(…)

Pour les livres, c’est un peu la même chose : je suis prête à tout envisager, à avaler des kilomètres de phrases, pourvu qu’un décalage avec le quotidien s’exhibe, d’une manière ou d’une autre, dans le texte. L’humour est mon second allié : si c’est drôle, je réussis à lire ; mais cet apprentissage est plus ardu et plus lent qu’avec les princesses. »

Agnès Desarthe, Comment j’ai appris à lire, Stock, 2013, p. 26-29.


Lecture sur le pont

Lundi 19 mars 2012

lectrice

Lectrice, Pont Neuf (Paris, 1er)

Juillet 2010


Lecture algérienne

Lundi 19 mars 2012

Une nouvelle excursion algérienne sur les traces d’Hélène Cixous… en ce week-end de Salon du livre, un souvenir de la place que tenait le Livre :

Je lisais au Clos-Salembier parce qu’il était absolument impossible de survivre sans livre, c’est-à-dire de vivre sans lumière, sans esprit, sans réalité sans sommeil sans paix sans pain puisque tout ce qui se passait devant et derrière le portail enchaîné était cri folie idiotie ténèbre lancements de pierre et de terre. Donc je passais d’un jour à l’autre d’un livre à l’autre sans  livres j’aurais sombré, et quels livres n’importe, il suffisait qu’il y ait un volume rectangulaire de la dimension de mon pied sur lequel me poser pour traverser l’abîme, âne, avion, aigle, charrette tout est bon je glisse d’un dos à l’autre je pense des pensées de Pascal aux pensées de la Comtesse de Ségur, et mon frère cependant fait l’abîme en vélo. Livre et Vélo nous transportent l’un comme l’autre, tout ce que l’on demande c’est la levée d’écrou, parfois mon frère lit Spirou comme je lis L’Idiot, c’est du foin pour l’âne des os pour le Chien, parfois je lis Hercule Poirot comme mon frère lit le deuxième volume de Crime et Châtiment le volume Crime n’a jamais été là, tous nos livres sont d’occasion, mon frère lit le Châtiment avant d’avoir connu le Crime, l’auteur de notre livre a sa philosophie : d’abord le Châtiment, ensuite le Crime. Ou bien c’est que nous sommes l’un le Crime l’autre le Châtiment, en ce cas, sans aucun doute, le Crime c’est moi.

Tout était grand et fort, ruminai-je, songeant à la violence qui nous inspirait, je lis comme il pédale comme je lis nous pédalisions de toutes nos forces emportées par des pentes dangereuses.

 

Hélène Cixous, Les rêveries de la femme sauvage : scènes primitives, Galilée, p. 82-83


Reprise progressive du trafic…

Lundi 16 janvier 2012

Moi, ce que j’aime au boulot, c’est que je suis passée du côté du beau rôle, du côté du plaisir et de la découverte, du conseil et plus de l’obligatoire de l’école. Mais comme d’habitude, Daniel Pennac le dit bien mieux que ça !

En matière de lecture j’ai toujours préféré l’invitation à la prescription, l’encouragement à l’injonction, le guide à l’instance, l’exemple à la statue, le passeur au grand prêtre et le libraire au pharmacien. Il m’a toujours semblé qu’un cours de français qui n’ouvrait pas sur une librairie n’était, au mieux, qu’un exercice d’autosatisfaction. La librairie est l’escale du livre avant que nous en devenions la destination. Il faut donc apprendre aux élèves à en user, et pour se faire leur donner envie de s’y précipiter, les y conduire même, leur en ouvrir grand les portes après le huis clos de nos cours. Qu’on puisse vanter La Princesse de Clèves sans montrer où et comment trouver Madame de Lafayette, me surprend. Et Lagerloff, quel pays ? Et Borgès, quel continent ? Et Gogol, quelle langue ? Et celui-ci, et celui-là, poésie ? Théâtre ? Philosophie ? Romans ? … Que de promenades dans le temps et l’espace, que de voyages dans toutes les dimensions de la classification, que de flâneries délicieuses dans les rayons des librairies complices que nous avons à offrir, nous autres « Zinstances », pour peu que nous ayons vraiment le souci de donner à lire.

 

Daniel Pennac, Gardiens et passeurs, Fondation banques CIC pour le livre – ADELC, 2000, p. 12


Une raison de tenir ?

Dimanche 25 décembre 2011

Le dernier opus d’Arnaud Cathrine n’est pas un roman, mais un livre de lecteurs. Il donne envie de (re)lire Sagan, Yourcenar, McCullers… de parcourir Barthes, de reprendre Sarah Kane. Beaucoup de lectures et un guide sur le chemin en perspective.

L’amour-passion : une hystérie que chacun reconnaîtra avoir vécue une fois au moins jusqu’à son terme ;une hystérie que chacun avouera s’échiner depuis à tenir en laisse et même à tamiser le plus possible pour ne pas faire fuir l’objet aimé. Paradoxe : un effort de tous les instants qui nous laisse exsangue, à terre, lors même qu’il nous rend à la vie. Tout sauf le vide et l’ennui, ressasse la Bovary qui est en chacun de nous. Alors, quand le ravage se présente, nous fonçons dans le brasier car nous savons que ce qui nous consume est aussi ce qui nous tient debout et vivant.

Arnaud Cathrine, Nos vies romancées,

à propos de Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Stock, p. 98


Seuil

Jeudi 1er décembre

vieux lecteur dans l'embrasure d'une librairie d'occasion

Librairie d’ancien, Paris (4e),

septembre 2010


Itinéraires secrets

Jeudi 1er décembre 2011

Par qui d’autre commencer donc cet Avent, pour parler de Passeurs, si ce n’est Pennac ?

D’abord parce que c’est précisément ce texte, retrouvé au hasard d’un rangement, qui a fait jaillir l’idée d’associer à un parcours de portes photographiées des textes fenêtre-sur-le-monde, des passages de romans qui m’ont ouverts des pans de littérature, des classiques découverts et aimés à l’école, portés par des passeurs plus que des professeurs, des poèmes appris par cœur dans l’enfance ou plus tard, bref, autant de portes vers la littérature et d’autres auteurs, d’autres horizons, sans cesse élargis les uns par les autres. En permanence enrichis les uns par les autres, qui donnent à apprécier le « feuilleté du texte » décrit par Barthes. Rien de plus, en somme, que ce que se voulait ce lieu (une respiration, un tunnel vers) et que ce que j’essaie, modestement, de faire au quotidien. Ce pourquoi j’ai choisi le monde des livres et des lecteurs comme cadre de vie professionnel.

Ensuite parce que l’idée d’avoir non pas « une femme dans chaque port », mais « une librairie à chaque station » est une idée qui me plaît. Une idée qui va de paire avec une tentative de carte mentale de  mes libraires fétiches ; une sorte de jeu à contrainte oulipien pour déambuler dans et sous Paris. Avant de penser aux textes de passeurs, j’avais d’ailleurs pensé proposer un itinéraire littéraire parisien à partir de portes capturées par l’appareil au cours de mes vagabondages dans la ville… peut-être une piste pour une prochaine série, mais trop compliquée à mettre en œuvre sur un mois.

Ce texte présente l’avantage de rassembler une géographie parisienne, un hommage aux passeurs (et ici je remercie chaleureusement les miens) et une plume elle-même médiatrice.

Mais je laisse la parole à Pennac :

Aux passeurs, je dois tout. Non seulement mon travail d’écrivain qui est allé de bouches en oreilles mais aussi mes bonheurs de lectures, qui ne comptent pas pour rien dans celui d’une vie. Je leur dois, par exemple, d’avoir fait de chaque station de métro la promesse d’une librairie. On sort à Jourdain, on tombe sur l’Atelier. Ledru-Rollin ? On s’assied à la Terrasse de Gutemberg. Sèvres-Babylone ? Chantelivre. Villiers ? l’Astrée. Pont-Marie ? Ignazi. Vavin ? Tschann, Art et Littérature. Censier-Daubenton ? La Boucherie, Presse Bouq, l’Arbre à lettres. Saint-Marcel ? le Cerf volant. Goncourt ? Libralire, Les Guetteurs de vent. Alésia ? Alésia. Les Abbesses ? Les Abbesses. Pernety ? Tropiques. Jules Joffrin ? L’humeur vagabonde. Montreuil ? Folies d’encre. Vincennes ? Millepages. Sceaux ? Le Roi lire. Créteil ? Chroniques… Grandes moyennes, petites ou minuscules librairies, autant de destinations d’une promenade que je peux étendre à la France entière et sur la longueur de ma vie. Incalculable, le nombre d’heures que j’ai passées, enfant, à flâner dans les allées de la Sorbonne, à Nice, par contamination du bonheur que je lisais tous les soirs sur le visage de mon père, retiré dans son livre, la profondeur de son fauteuil, le cône de sa lampe et la fumée de sa pipe, silencieux passeur, archétype du bonheur de lire. Et ces conversations avec Monsieur Rudin, libraire devenu mythique, qui n’était ni de mon bord politique ni toujours dans mes goûts littéraires mais m’arrachait à mes adolescentes pesanteurs en me racontant la littérature du monde entier ! Et cet apaisement, chez Corti, à écouter le vieux monsieur parler de livres essentiels, certes, mais des arbres du Luxembourg aussi, là, de l’autre côté de la rue Médicis, juste en face de sa librairie…

Daniel Pennac, Gardiens et Passeurs, Fondation Banques CIC pour le livre – ADELC, 2000, p. 13-14


Encore quelques jours de pause…

Vendredi 28 janvier 2011

en guise de répit pour cette fin de période mouvementée et pour faire la transition avec le retour à la vraie vie (balades parisiennes et lectures en perspective). Ensuite, promis, je réfléchis sérieusement à une suite disons… hebdomadaire, ou bimensuelle, pour cet Inventaire, avec une forme sans doute appelée à évoluer.

« Arrêt du permanent », ou souvenir de Georges Segal, les petites salles d’art et d’essais sont souvent pleines de trésors.


Homme lisant devant un panneau "arrêt du permanent", cinéma

Cinéma, Saint Germain des Prés (Paris, août 2010)


= Pennac (spéciale dédicace)

Jeudi 6 janvier

Alors, la langue au chat ? Nemo + Belleville ?

En ce jour d’Épiphanie (si si, cherchez bien, la galette, la fève, tout ça, c’est peut-être le premier dimanche de janvier, mais les Rois mages, c’est le 6 janvier, demandez aux Espagnols) ET d’anniversaire, un auteur s’impose : Pennac évidemment.

Joyeux anniversaire, petite sœur !

« Pendant ce temps chez les Malaussène, comme on dit dans les bédés belges de mon frère Jérémy, les grands-pères et les enfants ont bouffé, ils ont desservi la table, se sont cogné la vaisselle, ont fait leur toilette, enfilé leurs pyjamas, et maintenant ils sont assis dans leurs plumards superposés, les charentaises dans le vide et les yeux hors de la tête. Car la petite chose sphérique qui tourne à toute allure en sifflant méchamment sur le plancher de la chambre leur caille littéralement le sang. C’est noir, c’est compact, c’est lourd, ça tourne sur soi à une allure vertigineuse en crachant comme un nœud de vipères. M’est avis que si ce truc explose, toute la famille va sauter avec. On retrouvera des morceaux de barbaque et de plumards métalliques de la Nation aux Buttes Chaumont.

Moi, ce n’est pas la chose ronde qui me fascine, ni la terreur surgelée des mômes et des vieux ; ce qui me la coupe, c’est le visage du vieux Risson, celui qui raconte, l’œil fixe, la voix rentrée, sans le moindre geste, plus concentré que la charge explosive de cette toupie maléfique. Le vieux Risson raconte tous les soirs à la même heure, et dès qu’il l’ouvre, ça devient plus vrai que le vrai. À l’instant même où il se pose au milieu de la chambre, assis tout droit sur son tabouret, l’œil flamboyant, auréolé de son incroyable crinière blanche, ce sont les lits, les charentaises, les pyjamas et les murs de la piaule qui deviennent hautement inconcevables. Plus rien n’existe, hormis ce qu’il raconte aux enfants et aux grands-pères : pour l’heure, cette masse noire qui tournoie à leurs pieds en leur promettant la mort éparpillante. C’est un obus français, tiré le 7 septembre 1812 à la bataille de Borodino (une sacrée boucherie où des bataillons de fées ont transformé des bataillons de mecs en fleurs). L’obus est tombé aux pieds du prince André Bolkonski, lequel se tient là, debout, indécis, à donner l’exemple à ses hommes pendant que son officier d’ordonnance pique du nez dans la bouse. Le prince André se demande si c’est la mort qui tournoie sous ses yeux, et le vieux Risson, qui a lu Guerre et Paix jusqu’au bout, sait bien que c’est la mort. Seulement, il fait durer le plaisir dans la pénombre de la chambre où on ne laisse allumée qu’une petite lampe à pied, recouverte d’un cachemire par Clara, et qui diffuse au ras du sol une lumière mordorée.

*

Avant l’arrivée du vieux Risson parmi nous, c’était moi, Benjamin Malaussène, l’indispensable frère aîné, qui servais aux mômes leur tranche de fiction pré-nocturne. Tous les soirs depuis toujours : « Benjamin, raconte-nous une histoire. » Je me croyais le meilleur dans le rôle. J’étais plus fort que la téloche à une époque où la téloche était déjà plus forte que tout. Et puis Risson survint. (Il se pointe toujours tôt ou tard, le caïd tombeur du caïd…) Il ne lui a pas fallu plus d’une séance pour me ravaler au rang de lanterne magique et s’octroyer la dimension cinémascope-panavision-surrounding et tout le tremblement. Et ce n’est pas la Collection Harlequin qu’il leur sert, aux enfants ! mais les plus ambitieux Everest de la littérature, des romans immenses conservés tout vivants dans sa mémoire de libraire passionné. Il les ressuscite dans le moindre détail devant un auditoire métamorphosé en une seule et gigantesque oreille.

Je ne regrette pas d’avoir été dégommé par Risson. D’abord, je commençais à manquer de salive et à loucher vers les télés d’occase, et ensuite, ce sont ces récits hallucinés qui ont définitivement sauvé Risson de la drogue. Il y a retrouvé sa cervelle, sa jeunesse, sa passion, son unique raison de vivre. »

Daniel Pennac, La fée carabine, p. 32-34 « Folio » Gallimard