Archives de décembre, 2011

Merveilleux réel

Samedi 31 décembre 2011

porte ménagée dans un arbre creux

J’ai immédiatement pensé à  Alice en voyant cette petite porte dans un arbre creux

Alkmaar (Pays-Bas), août 2011


Du thé !

Samedi 31 décembre 2011

En ce jour de fête, je vous propose un goûthé peu ordinaire… qui entrouvre la porte de 2012 sur l’imaginaire et la loufoquerie…

Il y avait une table servie sous un arbre devant la maison, et le Lièvre y prenait le thé avec le Chapelier. Un Loir profondément endormi était assis entre les deux autres qui s’en servaient comme d’un coussin, le coude appuyé sur lui et causant par-dessus sa tête. « Bien gênant pour le Loir, » pensa Alice. « Mais comme il est endormi je suppose que cela lui est égal. »

Bien que la table fût très-grande, ils étaient tous trois serrés l’un contre l’autre à un des coins. « Il n’y a pas de place ! Il n’y a pas de place ! » crièrent-ils en voyant Alice. « Il y a abondance de place, » dit Alice indignée, et elle s’assit dans un large fauteuil à l’un des bouts de la table.

« Prenez donc du vin, » dit le Lièvre d’un ton engageant.

Alice regarda tout autour de la table, mais il n’y avait que du thé. « Je ne vois pas de vin, » fit-elle observer.

« Il n’y en a pas, » dit le Lièvre.

« En ce cas il n’était pas très-poli de votre part de m’en offrir, » dit Alice d’un ton fâché.

« Il n’était pas non plus très-poli de votre part de vous mettre à table avant d’y être invitée, » dit le Lièvre.

« J’ignorais que ce fût votre table, » dit Alice. « Il y a des couverts pour bien plus de trois convives. »

« Vos cheveux ont besoin d’être coupés, » dit le Chapelier. Il avait considéré Alice pendant quelque temps avec beaucoup de curiosité, et ce fut la première parole qu’il lui adressa.

« Vous devriez apprendre à ne pas faire de remarques sur les gens ; c’est très-grossier, » dit Alice d’un ton sévère.

À ces mots le Chapelier ouvrit de grands yeux ; mais il se contenta de dire : « Pourquoi une pie ressemble-t-elle à un pupitre ? »

« Bon ! nous allons nous amuser, » pensa Alice. « Je suis bien aise qu’ils se mettent à demander des énigmes. Je crois pouvoir deviner cela, » ajouta-t-elle tout haut.

« Voulez-vous dire que vous croyez pouvoir trouver la réponse ? » dit le Lièvre.

« Précisément, » répondit Alice.

« Alors vous devriez dire ce que vous voulez dire, » continua le Lièvre.

« C’est ce que je fais, » répliqua vivement Alice. « Du moins — je veux dire ce que je dis ; c’est la même chose, n’est-ce pas ? »

« Ce n’est pas du tout la même chose, » dit le Chapelier. « Vous pourriez alors dire tout aussi bien que : « Je vois ce que je mange, » est la même chose que : « Je mange ce que je vois. » »

« Vous pourriez alors dire tout aussi bien, » ajouta le Lièvre, « que : « J’aime ce qu’on me donne, » est la même chose que : « On me donne ce que j’aime. »

« Vous pourriez dire tout aussi bien, » ajouta le Loir, qui paraissait parler tout endormi, « que : « Je respire quand je dors, » est la même chose que : « Je dors quand je respire. » »

« C’est en effet tout un pour vous, » dit le Chapelier. Sur ce, la conversation tomba et il se fit un silence de quelques minutes. Pendant ce temps, Alice repassa dans son esprit tout ce qu’elle savait au sujet des pies et des pupitres ; ce qui n’était pas grand’chose.

Le Chapelier rompit le silence le premier. « Quel quantième du mois sommes-nous ? » dit-il en se tournant vers Alice. Il avait tiré sa montre de sa poche et la regardait d’un air inquiet, la secouant de temps à autre et l’approchant de son oreille.

Alice réfléchit un instant et répondit : « Le quatre. »

« Elle est de deux jours en retard, » dit le Chapelier avec un soupir. « Je vous disais bien que le beurre ne vaudrait rien au mouvement ! » ajouta-t-il en regardant le Lièvre avec colère.

« C’était tout ce qu’il y avait de plus fin en beurre, » dit le Lièvre humblement.

« Oui, mais il faut qu’il y soit entré des miettes de pain, » grommela le Chapelier. « Vous n’auriez pas dû vous servir du couteau au pain pour mettre le beurre. »

Le Lièvre prit la montre, et la contempla tristement, puis la trempa dans sa tasse, la contempla de nouveau, et pourtant ne trouva rien de mieux à faire que de répéter sa première observation : « C’était tout ce qu’il y avait de plus fin en beurre. »

Alice avait regardé par-dessus son épaule avec curiosité : « Quelle singulière montre ! » dit-elle. « Elle marque le quantième du mois, et ne marque pas l’heure qu’il est ! »

« Et pourquoi marquerait-elle l’heure ? » murmura le Chapelier. « Votre montre marque-t-elle dans quelle année vous êtes ? »

« Non, assurément ! » répliqua Alice sans hésiter. « Mais c’est parce qu’elle reste à la même année pendant si longtemps. »

« Tout comme la mienne, » dit le Chapelier.

Alice se trouva fort embarrassée. L’observation du Chapelier lui paraissait n’avoir aucun sens ; et cependant la phrase était parfaitement correcte. « Je ne vous comprends pas bien, » dit-elle, aussi poliment que possible.

« Le Loir est rendormi, » dit le Chapelier ; et il lui versa un peu de thé chaud sur le nez.

Le Loir secoua la tête avec impatience, et dit, sans ouvrir les yeux : « Sans doute, sans doute, c’est justement ce que j’allais dire. »

« Avez-vous deviné l’énigme ? » dit le Chapelier, se tournant de nouveau vers Alice.

« Non, j’y renonce, » répondit Alice ; « quelle est la réponse ? »

« Je n’en ai pas la moindre idée, » dit le Chapelier.

« Ni moi non plus, » dit le Lièvre.

Alice soupira d’ennui. « Il me semble que vous pourriez mieux employer le temps, » dit-elle, « et ne pas le gaspiller à proposer des énigmes qui n’ont point de réponses. »

« Si vous connaissiez le Temps aussi bien que moi, » dit le Chapelier, « vous ne parleriez pas de le gaspiller. On ne gaspille pas quelqu’un. »

« Je ne vous comprends pas, » dit Alice.

« Je le crois bien, » répondit le Chapelier, en secouant la tête avec mépris ; « je parie que vous n’avez jamais parlé au Temps. »

« Cela se peut bien, » répliqua prudemment Alice, « mais je l’ai souvent mal employé. »

« Ah ! voilà donc pourquoi ! Il n’aime pas cela, » dit le Chapelier. « Mais si seulement vous saviez le ménager, il ferait de la pendule tout ce que vous voudriez. Par exemple, supposons qu’il soit neuf heures du matin, l’heure de vos leçons, vous n’auriez qu’à dire tout bas un petit mot au Temps, et l’aiguille partirait en un clin d’œil pour marquer une heure et demie, l’heure du dîner. »

(« Je le voudrais bien, » dit tout bas le Lièvre.)

« Cela serait très-agréable, certainement, » dit Alice d’un air pensif ; « mais alors — je n’aurais pas encore faim, comprenez donc. »

« Peut-être pas d’abord, » dit le Chapelier ; « mais vous pourriez retenir l’aiguille à une heure et demie aussi longtemps que vous voudriez. »

« Est-ce comme cela que vous faites, vous ? » demanda Alice.

Le Chapelier secoua tristement la tête.

« Hélas ! non, » répondit-il, « nous nous sommes querellés au mois de mars dernier, un peu avant qu’il devînt fou. » (Il montrait le Lièvre du bout de sa cuiller.) « C’était à un grand concert donné par la Reine de Cœur, et j’eus à chanter :

« Ah ! vous dirai-je, ma sœur,
Ce qui calme ma douleur !
 »

 « Vous connaissez peut-être cette chanson ? »

« J’ai entendu chanter quelque chose comme ça, » dit Alice.

« Vous savez la suite, » dit le Chapelier ; et il continua :

 « C’est que j’avais des dragées,

Et que je les ai mangées. »

 Ici le Loir se secoua et se mit à chanter, tout en dormant : « Et que je les ai mangées, mangées, mangées, mangées, mangées, » si longtemps, qu’il fallût le pincer pour le faire taire.

« Eh bien, j’avais à peine fini le premier couplet, » dit le Chapelier, « que la Reine hurla : « Ah ! c’est comme ça que vous tuez le temps ! Qu’on lui coupe la tête ! » »

« Quelle cruauté ! » s’écria Alice.

« Et, depuis lors, » continua le Chapelier avec tristesse, « le Temps ne veut rien faire de ce que je lui demande. Il est toujours six heures maintenant. »

Une brillante idée traversa l’esprit d’Alice. « Est-ce pour cela qu’il y a tant de tasses à thé ici ? » demanda-t-elle.

« Oui, c’est cela, » dit le Chapelier avec un soupir ; « il est toujours l’heure du thé, et nous n’avons pas le temps de laver la vaisselle dans l’intervalle. »

« Alors vous faites tout le tour de la table, je suppose ? » dit Alice.

« Justement, » dit le Chapelier, « à mesure que les tasses ont servi. »

« Mais, qu’arrive-t-il lorsque vous vous retrouvez au commencement ? » se hasarda de dire Alice.

« Si nous changions de conversation, » interrompit le Lièvre en bâillant ; « celle-ci commence à me fatiguer. Je propose que la petite demoiselle nous conte une histoire. »

« J’ai bien peur de n’en pas savoir, » dit Alice, que cette proposition alarmait un peu.

« Eh bien, le Loir va nous en dire une, » crièrent-ils tous deux. « Allons, Loir, réveillez-vous ! » et ils le pincèrent des deux côtés à la fois.

Le Loir ouvrit lentement les yeux. « Je ne dormais pas, » dit-il d’une voix faible et enrouée. « Je n’ai pas perdu un mot de ce que vous avez dit, vous autres. »

« Racontez-nous une histoire, » dit le Lièvre.

« Ah ! Oui, je vous en prie, » dit Alice d’un ton suppliant.

« Et faites vite, » ajouta le Chapelier, « sans cela vous allez vous rendormir avant de vous mettre en train. »

« Il y avait une fois trois petites sœurs, » commença bien vite le Loir, « qui s’appelaient Elsie, Lacie, et Tillie, et elles vivaient au fond d’un puits. »

« De quoi vivaient-elles ? » dit Alice, qui s’intéressait toujours aux questions de boire ou de manger.

« Elles vivaient de mélasse, » dit le Loir, après avoir réfléchi un instant.

« Ce n’est pas possible, comprenez donc, » fit doucement observer Alice ; « cela les aurait rendues malades. »

« Et en effet, » dit le Loir, « elles étaient très-malades. »

Alice chercha à se figurer un peu l’effet que produirait sur elle une manière de vivre si extraordinaire, mais cela lui parut trop embarrassant, et elle continua : « Mais pourquoi vivaient-elles au fond d’un puits ? »

« Prenez un peu plus de thé, » dit le Lièvre à Alice avec empressement.

« Je n’en ai pas pris du tout, » répondit Alice d’un air offensé. « Je ne peux donc pas en prendre un peu plus. »

« Vous voulez dire que vous ne pouvez pas en prendre moins, » dit le Chapelier. « Il est très-aisé de prendre un peu plus que pas du tout. »

« On ne vous a pas demandé votre avis, à vous, » dit Alice.

« Ah ! qui est-ce qui se permet de faire des observations ? » demanda le Chapelier d’un air triomphant.

Alice ne savait pas trop que répondre à cela. Aussi se servit-elle un peu de thé et une tartine de pain et de beurre ; puis elle se tourna du côté du Loir, et répéta sa question. « Pourquoi vivaient-elles au fond d’un puits ? »

Le Loir réfléchit de nouveau pendant quelques instants et dit : « C’était un puits de mélasse. »

« Il n’en existe pas ! » se mit à dire Alice d’un ton courroucé. Mais le Chapelier et le Lièvre firent « Chut ! Chut ! » et le Loir fit observer d’un ton bourru : « Tâchez d’être polie, ou finissez l’histoire vous-même. »

« Non, continuez, je vous prie, » dit Alice très-humblement. « Je ne vous interromprai plus ; peut-être en existe-t-il un. »

« Un, vraiment ! » dit le Loir avec indignation ; toutefois il voulut bien continuer. « Donc, ces trois petites sœurs, vous saurez qu’elles faisaient tout ce qu’elles pouvaient pour s’en tirer. »

« Comment auraient-elles pu s’en tirer ? » dit Alice, oubliant tout à fait sa promesse.

« C’est tout simple — »

« Il me faut une tasse propre, » interrompit le Chapelier. « Avançons tous d’une place. »

Il avançait tout en parlant, et le Loir le suivit ; le Lièvre prit la place du Loir, et Alice prit, d’assez mauvaise grâce, celle du Lièvre. Le Chapelier fut le seul qui gagnât au change ; Alice se trouva bien plus mal partagée qu’auparavant, car le Lièvre venait de renverser le lait dans son assiette.

Alice, craignant d’offenser le Loir, reprit avec circonspection : « Mais je ne comprends pas ; comment auraient-elles pu s’en tirer ? »

« C’est tout simple, » dit le Chapelier. « Quand il y a de l’eau dans un puits, vous savez bien comment on en tire, n’est-ce pas ? Eh bien ! d’un puits de mélasse on tire de la mélasse, et quand il y a des petites filles dans la mélasse on les tire en même temps ; comprenez-vous, petite sotte ? »

« Pas tout à fait, » dit Alice, encore plus embarrassée par cette réponse.

« Alors vous feriez bien de vous taire, » dit le Chapelier.

Alice trouva cette grossièreté un peu trop forte ; elle se leva indignée et s’en alla. Le Loir s’endormit à l’instant même, et les deux autres ne prirent pas garde à son départ, bien qu’elle regardât en arrière deux ou trois fois, espérant presque qu’ils la rappelleraient. La dernière fois qu’elle les vit, ils cherchaient à mettre le Loir dans la théière.

« À aucun prix je ne voudrais retourner auprès de ces gens-là, » dit Alice, en cherchant son chemin à travers le bois. « C’est le thé le plus ridicule auquel j’aie assisté de ma vie ! »

Comme elle disait cela, elle s’aperçut qu’un des arbres avait une porte par laquelle on pouvait pénétrer à l’intérieur. « Voilà qui est curieux, » pensa-t-elle. « Mais tout est curieux aujourd’hui. Je crois que je ferai bien d’entrer tout de suite. » Elle entra.

Elle se retrouva encore dans la longue salle tout près de la petite table de verre.

« Cette fois je m’y prendrai mieux, » se dit-elle, et elle commença par saisir la petite clef d’or et par ouvrir la porte qui menait au jardin, et puis elle se mit à grignoter le morceau de champignon qu’elle avait mis dans sa poche, jusqu’à ce qu’elle fût réduite à environ deux pieds de haut ; elle prit alors le petit passage ; et enfin — elle se trouva dans le superbe jardin au milieu des brillants parterres et des fraîches fontaines.

Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles, chapitre VII, « Un thé de fous », Macmillan, 1869, p. 98-114

Traduction de Henri Bué


Mannequins

Dimanche 25 décembre 2011

Paris, Saint Germain (6e), août 2010


Une raison de tenir ?

Dimanche 25 décembre 2011

Le dernier opus d’Arnaud Cathrine n’est pas un roman, mais un livre de lecteurs. Il donne envie de (re)lire Sagan, Yourcenar, McCullers… de parcourir Barthes, de reprendre Sarah Kane. Beaucoup de lectures et un guide sur le chemin en perspective.

L’amour-passion : une hystérie que chacun reconnaîtra avoir vécue une fois au moins jusqu’à son terme ;une hystérie que chacun avouera s’échiner depuis à tenir en laisse et même à tamiser le plus possible pour ne pas faire fuir l’objet aimé. Paradoxe : un effort de tous les instants qui nous laisse exsangue, à terre, lors même qu’il nous rend à la vie. Tout sauf le vide et l’ennui, ressasse la Bovary qui est en chacun de nous. Alors, quand le ravage se présente, nous fonçons dans le brasier car nous savons que ce qui nous consume est aussi ce qui nous tient debout et vivant.

Arnaud Cathrine, Nos vies romancées,

à propos de Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Stock, p. 98


Ville vide

Samedi 24 décembre 2011

"porte" ou arcade de pierre bâtie reliant deux bâtiments dans une rue, Valence

Valencia (Espagne), décembre 2010


Un billet pour Venise

Samedi 24 décembre 2011

Un aller-retour à Venise en ce soir de réveillon, pour se réchauffer d’un chocolat fumant du Florian, et sentir l’odeur glissante de l’aqua alta de décembre, au coin de la vitrine d’une librairie, promesses d’heures de lecture au chaud devant le feu.

 

C’est par hasard que je trouve votre boutique, sans la chercher, sans même y penser, à un moment, je lève les yeux et la vitrine est là.

La fenêtre, le pantin.

Des livres dehors, sur des tréteaux, dans des caisses.

Une affiche est scotchée sur la porte. Écrite à l’encre noire :non datemi del latte perche mi fa male. Lulio (il gatto rosso).

Dessous, la photo d’un chat.

Je pousse la porte. Le bois a gonflé, il force sur le plancher. À l’intérieur, c’est plein de livres, de renfoncements obscurs et de cartons en tas.

C’est plein d’étagères, de vitrines, avec des affiches contre les murs, des photos punaisées. Une lumière jaune tombe du plafond. Elle éclaire tout en ombre.

-Bonjour, je dis et je m’avance là-dedans comme on avance dans une grotte.

Les livres sont classés par thème, histoire, littérature, arts. Des lettres sont scotchées. Par endroits, elles se décollent.

– Vous avez un plan ? je demande.

– Un plan ? je ne fais pas ça.

Votre voix, rauque. Une voix de fumeur. C’est ce que je me dis la première fois que je l’entends.

-Je peux trouver ça où ?

– N’importe où. Un kiosque à journaux.

Autour du bureau, ça sent la fumée à cause du cendrier, des mégots mal écrasés. Je m’approche.

Vous le vendez ? je demande en montrant le pantin à la fenêtre.

Vous faites non avec la tête.

Sur le bureau, des livres encore en piles chancelantes. Des stylos, des papiers, un téléphone. Au milieu de tout ça, un grand livre ouvert. Une double page en couleurs ? Je tourne autour de la fenêtre et autour du livre.

Je regarde la photo.

– La Plazza Mayor de Salamanque, je dis en mettant le doigt dessus.

Vous levez la tête.

– Vous connaissez ?

– J’y suis allée l’an dernier. Il faut prendre un café sous les arcades, au petit matin. Voir la place comme ça, sans personne.

Vous vous approchez. À votre tour, vous posez la main sur la photo.

– Parfois, avec un peu de chance, on aperçoit des cigognes solitaires sur le toit de la mairie. C’est alors un moment inoubliable.

C’est votre voix qui m’a plu. Cette voix comme arrachée de votre ventre.

Et puis après vos yeux.

– Vous pouvez le feuilleter, vous dites en me mettant le ivre dans les mains.

Vous me montrez la chaise, le chat qui dort dessus.

– Vous pouvez aussi vous asseoir.

Vous soulevez le chat et vous le posez sur le bureau.

– C’est lui le chat Lulio ? je demande.

– Oui.

– Le lait le rend malade ?

– Le lait rend malade tous les chats mais les gens ne le savent pas.

J’ai chaud. J’aimerais enlever mon manteau, je ne le fais pas. Je pose mon écharpe sur u carton près du bureau.

Vous retournez au fond de la pièce.

Vous ne dites rien.

Je tourne les pages.

 

Claudie Gallay, Seule Venise, Actes Sud, « Babel », p. 54-57


Méditation du gardien

Vendredi 23 décembre 2011

silhouette méditative devant une fenêtre, dallage noir et blanc en damier

Salle des gardes, Château de Versailles, août 2010


Conscience

Vendredi 23 décembre 2011

« Pourquoi lire les classiques ? » demande Calvino… J’ai mis du temps à m’y mettre, vérifiant l’adage de Marc Twain selon lequel ce sont les livres que tout le monde voudrait avoir lu mais que personne ne veut lire… Et puis contrainte et forcée j’ai entamé Quatrevingt-Treize. Et j’ai été emportée.

« Gauvain pensif »

Sa rêverie était insondable.

Un changement à vue inouï venait de se faire.

Le marquis de Lantenac s’était transfiguré.

Gauvain avait été témoin de cette transfiguration.

Jamais il n’aurait cru que de telles choses pussent résulter d’une complication d’incidents, quels qu’ils fussent. Jamais il n’aurait, même en rêve, imaginé qu’il pût arriver rien de pareil.

L’imprévu, cet on ne sait quoi de hautain qui joue avec l’homme, avait saisi Gauvain et le tenait.

Gauvain avait devant lui l’impossible devenu réel, visible, palpable, inévitable, inexorable.

Que pensait-il de cela, lui, Gauvain ?

Il ne s’agissait pas de tergiverser ; il fallait conclure.

Une question lui était posée ; il ne pouvait prendre la fuite devant elle.

Posée par qui ?

Par les événements.

Et pas seulement par les événements.

Car lorsque les événements, qui sont variables, nous font une question, la justice, qui est immuable, nous somme de répondre.

Derrière le nuage, qui nous jette son ombre, il y a l’étoile, qui nous jette sa clarté.

Nous ne pouvons pas plus nous soustraire à la clarté qu’à l’ombre.

Gauvain subissait un interrogatoire.

Il comparaissait devant quelqu’un.

Devant quelqu’un de redoutable.

Sa conscience.

Gauvain sentait tout vaciller en lui. Ses résolutions les plus solides, ses promesses les plus fermement faites, ses décisions les plus irrévocables, tout cela chancelait dans les profondeurs de sa volonté.

Il y a des tremblements d’âme.

Plus il réfléchissait à ce qu’il venait de voir, plus il était bouleversé.

Gauvain, républicain, croyait être, et était, dans l’absolu. Un absolu supérieur venait de se révéler.

Au-dessus de l’absolu révolutionnaire, il y a l’absolu humain.

Ce qui se passait ne pouvait être éludé ; le fait était grave ; Gauvain faisait partie de ce fait ; il en était, il ne pouvait s’en retirer ; et, bien que Cimourdain lui eût dit : – « Cela ne te regarde plus, » – il sentait en lui quelque chose comme ce qu’éprouve l’arbre au moment où on l’arrache de sa racine.

Tout homme a une base ; un ébranlement à cette base cause un trouble profond ; Gauvain sentait ce trouble.

Il pressait sa tête dans ses deux mains, comme pour en faire jaillir la vérité. Préciser une telle situation n’était pas facile ; rien de plus malaisé ; il avait devant lui de redoutables chiffres dont il fallait faire le total ; faire l’addition de la destinée, quel vertige ! il l’essayait ; il tâchait de se rendre compte ; il s’efforçait de rassembler ses idées, de discipliner les résistances qu’il sentait en lui, et de récapituler les faits.

Il se les exposait à lui-même.

À qui n’est-il pas arrivé de se faire un rapport, et de s’interroger, dans une circonstance suprême, sur l’itinéraire à suivre, soit pour avancer, soit pour reculer ?

Gauvain venait d’assister à un prodige.

En même temps que le combat terrestre, il y avait eu un combat céleste.

Le combat du bien contre le mal.

Un cœur effrayant venait d’être vaincu.

Étant donné l’homme avec tout ce qui est mauvais en lui, la violence, l’erreur, l’aveuglement, l’opiniâtreté malsaine, l’orgueil, l’égoïsme, Gauvain venait de voir un miracle.

La victoire de l’humanité sur l’homme.

L’humanité avait vaincu l’inhumain.

Et par quel moyen ? de quelle façon ? comment avait-elle terrassé un colosse de colère et de haine ? quelles armes avait-elle employées ? quelle machine de guerre ? le berceau.

Un éblouissement venait de passer sur Gauvain. En pleine guerre sociale, en pleine conflagration de toutes les inimitiés et de toutes les vengeances, au moment le plus obscur et le plus furieux du tumulte, à l’heure où le crime donnait toute sa flamme et la haine toutes ses ténèbres, à cet instant des luttes où tout devient projectile, où la mêlée est si funèbre qu’on ne sait plus où est le juste, où est l’honnête, où est le vrai ; brusquement, l’Inconnu, l’avertisseur mystérieux des âmes, venait de faire resplendir, au-dessus des clartés et des noirceurs humaines, la grande lueur éternelle.

Au-dessus du sombre duel entre le faux et le relatif, dans les profondeurs, la face de la vérité avait tout à coup apparu.

Subitement la force des faibles était intervenue.

On avait vu trois pauvres êtres, à peine nés, inconscients, abandonnés, orphelins, seuls, bégayants, souriants, ayant contre eux la guerre civile, le talion, l’affreuse logique des représailles, le meurtre, le carnage, le fratricide, la rage, la rancune, toutes les gorgones, triompher ; on avait vu l’avortement et la défaite d’un infâme incendie, chargé de commettre un crime ; on avait vu les préméditations atroces déconcertées et déjouées ; on avait vu l’antique férocité féodale, le vieux dédain inexorable, la prétendue expérience des nécessités de la guerre, la raison d’État, tous les arrogants partis pris de la vieillesse farouche, s’évanouir devant le bleu regard de ceux qui n’ont pas vécu ; et c’est tout simple, car celui qui n’a pas vécu encore n’a pas fait le mal, il est la justice, il est la vérité, il est la blancheur, et les immenses anges du ciel sont dans les petits enfants.

Spectacle utile ; conseil ; leçon ; les combattants frénétiques de la guerre sans merci avaient soudainement vu, en face de tous les forfaits, de tous les attentats, de tous les fanatismes, de l’assassinat, de la vengeance attisant les bûchers, de la mort arrivant une torche à la main, au-dessus de l’énorme légion des crimes, se dresser cette toute-puissance, l’innocence.

Et l’innocence avait vaincu.

Et l’on pouvait dire : Non, la guerre civile n’existe pas, la barbarie n’existe pas, la haine n’existe pas, le crime n’existe pas, les ténèbres n’existent pas ; pour dissiper ces spectres, il suffit de cette aurore, l’enfance.

Jamais, dans aucun combat, Satan n’avait été plus visible, ni Dieu.

Ce combat avait eu pour arène une conscience.

La conscience de Lantenac.

Maintenant il recommençait, plus acharné et plus décisif encore peut-être, dans une autre conscience.

La conscience de Gauvain.

Quel champ de bataille que l’homme !

Nous sommes livrés à ces dieux, à ces monstres, à ces géants, nos pensées.

Souvent ces belligérants terribles foulent aux pieds notre âme.

Gauvain méditait.

Le marquis de Lantenac, cerné, bloqué, condamné, mis hors la loi, serré, comme la bête dans le cirque, comme le clou dans la tenaille, enfermé dans son gîte devenu sa prison, étreint de toutes parts par une muraille de fer et de feu, était parvenu à se dérober. Il avait fait ce miracle d’échapper. Il avait réussi ce chef-d’œuvre, le plus difficile de tous dans une telle guerre, la fuite. Il avait repris possession de la forêt pour s’y retrancher, du pays pour y combattre, de l’ombre pour y disparaître. Il était redevenu le redoutable allant et venant, l’errant sinistre, le capitaine des invisibles, le chef des hommes souterrains, le maître des bois. Gauvain avait la victoire, mais Lantenac avait la liberté. Lantenac désormais avait la sécurité, la course illimitée devant lui, le choix inépuisable des asiles. Il était insaisissable, introuvable, inaccessible. Le lion avait été pris au piège, et il en était sorti.

Eh bien, il y était rentré.

Le marquis de Lantenac avait, volontairement, spontanément, de sa pleine préférence, quitté la forêt, l’ombre, la sécurité, la liberté, pour rentrer dans le plus effroyable péril, intrépidement, une première fois, Gauvain l’avait vu, en se précipitant dans l’incendie au risque de s’y engouffrer, une deuxième fois, en descendant cette échelle qui le rendait à ses ennemis, et qui, échelle de sauvetage pour les autres, était pour lui échelle de perdition.

Et pourquoi avait-il fait cela ?

Pour sauver trois enfants.

Et maintenant qu’allait-on en faire de cet homme ?

Le guillotiner.

Ainsi, cet homme, pour trois enfants, les siens ? non ; de sa famille ? non ; de sa caste ? non ; pour trois petits pauvres, les premiers venus, des enfants trouvés, des inconnus, des déguenillés, des va-nu-pieds, ce gentilhomme, ce prince, ce vieillard, sauvé, délivré, vainqueur, car l’évasion est un triomphe, avait tout risqué, tout compromis, tout remis en question, et, hautainement, en même temps qu’il rendait les enfants, il avait apporté sa tête, et cette tête, jusqu’alors terrible, maintenant auguste, il l’avait offerte.

Et qu’allait-on faire ?

L’accepter.

Le marquis de Lantenac avait eu le choix entre la vie d’autrui et la sienne ; dans cette option superbe, il avait choisi sa mort.

Et on allait la lui accorder.

On allait le tuer.

Quel salaire de l’héroïsme !

Répondre à un acte généreux par un acte sauvage ! Donner ce dessous à la révolution ! Quel rapetissement pour la république !

Tandis que l’homme des préjugés et des servitudes, subitement transformé, rentrait dans l’humanité, eux, les hommes de la délivrance et de l’affranchissement, ils resteraient dans la guerre civile, dans la routine du sang, dans le fratricide !

Et la haute loi divine de pardon, d’abnégation, de rédemption, de sacrifice, existerait pour les combattants de l’erreur, et n’existerait pas pour les soldats de la vérité !

Quoi ! ne pas lutter de magnanimité ! se résigner à cette défaite, étant les plus forts, d’être les plus faibles, étant les victorieux, d’être les meurtriers, et de faire dire qu’il y a, du côté de la monarchie, ceux qui sauvent les enfants, et du côté de la république, ceux qui tuent les vieillards !

On verrait ce grand soldat, cet octogénaire puissant, ce combattant désarmé, volé plutôt que pris, saisi en pleine bonne action, garrotté avec sa permission, ayant encore au front la sueur d’un dévouement grandiose, monter les marches de l’échafaud comme on monte les degrés d’une apothéose ! Et l’on mettrait sous le couperet cette tête, autour de laquelle voleraient suppliantes les trois âmes des petits anges sauvés ! et, devant ce supplice infamant pour les bourreaux, on verrait le sourire sur la face de cet homme, et sur la face de la république la rougeur !

Et cela s’accomplirait en présence de Gauvain, chef !

Et pouvant l’empêcher, il s’abstiendrait ! Et il se contenterait de ce congé altier, – cela ne te regarde plus ! – Et il ne se dirait point qu’en pareil cas, abdication, c’est complicité ! Et il ne s’apercevrait pas que, dans une action si énorme, entre celui qui fait et celui qui laisse faire, celui qui laisse faire est le pire, étant le lâche !

Mais cette mort, ne l’avait-il pas promise ? lui, Gauvain, l’homme clément, n’avait-il pas déclaré que Lantenac faisait exception à la clémence, et qu’il livrerait Lantenac à Cimourdain ?

Cette tête, il la devait. Eh bien, il la payait. Voilà tout.

Mais était-ce bien la même tête ?

Jusqu’ici Gauvain n’avait vu dans Lantenac que le combattant barbare, le fanatique de royauté et de féodalité, le massacreur de prisonniers, l’assassin déchaîné par la guerre, l’homme sanglant. Cet homme-là, il ne le craignait pas ; ce proscripteur, il le proscrirait ; cet implacable le trouverait implacable. Rien de plus simple, le chemin était tracé et lugubrement facile à suivre, tout était prévu, on tuera celui qui tue, on était dans la ligne droite de l’horreur. Inopinément, cette ligne droite s’était rompue, un tournant imprévu révélait un horizon nouveau, une métamorphose avait eu lieu. Un Lantenac inattendu entrait en scène. Un héros sortait du monstre ; plus qu’un héros, un homme. Plus qu’une âme, un cœur. Ce n’était plus un tueur que Gauvain avait devant lui, mais un sauveur. Gauvain était terrassé par un flot de clarté céleste. Lantenac venait de le frapper d’un coup de foudre de bonté.

Et Lantenac transfiguré ne transfigurerait pas Gauvain ! Quoi ! ce coup de lumière serait sans contre-coup ! L’homme du passé irait en avant, et l’homme de l’avenir en arrière ! L’homme des barbaries et des superstitions ouvrirait des ailes subites, et planerait, et regarderait ramper sous lui, dans de la fange et dans de la nuit, l’homme de l’idéal ! Gauvain resterait à plat ventre dans la vieille ornière féroce, tandis que Lantenac irait dans le sublime courir les aventures !

Autre chose encore.

Et la famille !

Ce sang qu’il allait répandre, – car le laisser verser, c’est le verser soi-même, – est-ce que ce n’était pas son sang, à lui Gauvain ? Son grand-père était mort, mais son grand-oncle vivait ; et ce grand-oncle, c’était le marquis de Lantenac. Est-ce que celui des deux frères qui était dans le tombeau ne se dresserait pas pour empêcher l’autre d’y entrer ? Est-ce qu’il n’ordonnerait pas à son petit-fils de respecter désormais cette couronne de cheveux blancs, sœur de sa propre auréole ? Est-ce qu’il n’y avait pas là, entre Gauvain et Lantenac, le regard indigné d’un spectre ?

Est-ce donc que la révolution avait pour but de dénaturer l’homme ? Est-ce pour briser la famille, est-ce pour étouffer l’humanité, qu’elle était faite ? Loin de là. C’est pour affirmer ces réalités suprêmes, et non pour les nier, que 89 avait surgi. Renverser les bastilles, c’est délivrer l’humanité ; abolir la féodalité, c’est fonder la famille. L’auteur étant le point de départ de l’autorité, et l’autorité étant incluse dans l’auteur, il n’y a point d’autre autorité que la paternité ; de là la légitimité de la reine-abeille qui crée son peuple, et qui, étant mère, est reine ; de là l’absurdité du roi-homme, qui, n’étant pas le père, ne peut être le maître ; de là la suppression du roi ; de là la république. Qu’est-ce que tout cela ? C’est la famille, c’est l’humanité, c’est la révolution. La révolution, c’est l’avènement des peuples ; et, au fond, le Peuple, c’est l’Homme.

Il s’agissait de savoir si, quand Lantenac venait de rentrer dans l’humanité, Gauvain, allait, lui, rentrer dans la famille.

Il s’agissait de savoir si l’oncle et le neveu allaient se rejoindre dans la lumière supérieure, ou bien si à un progrès de l’oncle répondrait un recul du neveu.

La question, dans ce débat pathétique de Gauvain avec sa conscience, arrivait à se poser ainsi, et la solution semblait se dégager d’elle-même : sauver Lantenac.

Oui, mais la France ?

Ici le vertigineux problème changeait de face brusquement.

Quoi ! la France était aux abois ! la France était livrée, ouverte, démantelée ! elle n’avait plus de fossé, l’Allemagne passait le Rhin ; elle n’avait plus de muraille, l’Italie enjambait les Alpes et l’Espagne les Pyrénées. Il lui restait le grand abîme, l’Océan. Elle avait pour elle le gouffre. Elle pouvait s’y adosser, et, géante, appuyée à toute la mer, combattre toute la terre. Situation, après tout, inexpugnable. Eh bien non, cette situation allait lui manquer. Cet Océan n’était plus à elle. Dans cet Océan, il y avait l’Angleterre. L’Angleterre, il est vrai, ne savait comment passer. Eh bien, un homme allait lui jeter le pont, un homme allait lui tendre la main, un homme allait dire à Pitt, à Craig, à Cornwallis, à Dundas, aux pirates : venez ! un homme allait crier : Angleterre, prends la France ! Et cet homme était le marquis de Lantenac.

Cet homme, on le tenait. Après trois mois de chasse, de poursuite, d’acharnement, on l’avait enfin saisi. La main de la révolution venait de s’abattre sur le maudit ; le poing crispé de 93 avait pris le meurtrier royaliste au collet ; par un de ces effets de la préméditation mystérieuse qui se mêle d’en haut aux choses humaines, c’était dans son propre cachot de famille que ce parricide attendait maintenant son châtiment ; l’homme féodal était dans l’oubliette féodale ; les pierres de son château se dressaient contre lui et se fermaient sur lui, et celui qui voulait livrer son pays était livré par sa maison. Dieu avait visiblement édifié tout cela ; l’heure juste avait sonné ; la révolution avait fait prisonnier cet ennemi public ; il ne pouvait plus combattre, il ne pouvait plus lutter, il ne pouvait plus nuire ; dans cette Vendée où il y avait tant de bras, il était le seul cerveau ; lui fini, la guerre civile était finie ; on l’avait ; dénouement tragique et heureux ; après tant de massacres et de carnages, il était là, l’homme qui avait tué, et c’était son tour de mourir.

Et il se trouverait quelqu’un pour le sauver !

Cimourdain, c’est-à-dire 93, tenait Lantenac, c’est-à-dire la monarchie, et il se trouverait quelqu’un pour ôter de cette serre de bronze cette proie ! Lantenac, l’homme en qui se concentrait cette gerbe de fléaux qu’on nomme le passé, le marquis de Lantenac était dans la tombe, la lourde porte éternelle s’était refermée sur lui, et quelqu’un viendrait, du dehors, tirer le verrou ! ce malfaiteur social était mort, et avec lui la révolte, la lutte fratricide, la guerre bestiale, et quelqu’un le ressusciterait !

Oh ! comme cette tête de mort rirait !

Comme ce spectre dirait : c’est bon, me voilà vivant, imbéciles !

Comme il se remettrait à son œuvre hideuse ! comme Lantenac se replongerait, implacable et joyeux, dans le gouffre de haine et de guerre ! comme on reverrait, dès le lendemain, les maisons brûlées, les prisonniers massacrés, les blessés achevés, les femmes fusillées !

Et après tout, cette action qui fascinait Gauvain, Gauvain ne se l’exagérait-il pas ?

Trois enfants étaient perdus ; Lantenac les avait sauvés.

Mais qui donc les avait perdus ?

N’était-ce pas Lantenac ?

Qui avait mis ces berceaux dans cet incendie ?

N’était-ce pas l’Imânus ?

Qu’était-ce que l’Imânus ?

Le lieutenant du marquis.

Le responsable, c’est le chef.

Donc l’incendiaire et l’assassin, c’était Lantenac.

Qu’avait-il donc fait de si admirable ?

Il n’avait point persisté, rien de plus.

Après avoir construit le crime, il avait reculé devant. Il s’était fait horreur à lui-même. Le cri de la mère avait réveillé en lui ce fond de vieille pitié humaine, sorte de dépôt de la vie universelle, qui est dans toutes les âmes, même les plus fatales. À ce cri, il était revenu sur ses pas. De la nuit où il s’enfonçait, il avait rétrogradé vers le jour. Après avoir fait le crime, il l’avait défait. Tout son mérite était ceci : n’avoir pas été un monstre jusqu’au bout.

Et pour si peu, lui rendre tout ! lui rendre l’espace, les champs, les plaines, l’air, le jour, lui rendre la forêt dont il userait pour le banditisme, lui rendre la liberté dont il userait pour la servitude, lui rendre la vie dont il userait pour la mort !

Quant à essayer de s’entendre avec lui, quant à vouloir traiter avec cette âme altière, quant à lui proposer sa délivrance sous condition, quant à lui demander s’il consentirait, moyennant la vie sauve, à s’abstenir désormais de toute hostilité et de toute révolte ; quelle faute ce serait qu’une telle offre, quel avantage on lui donnerait, à quel dédain on se heurterait, comme il souffletterait la question par la réponse ! comme il dirait : Gardez les hontes pour vous. Tuez-moi !

Rien à faire en effet avec cet homme, que le tuer ou le délivrer. Cet homme était à pic. Il était toujours prêt à s’envoler ou à se sacrifier ; il était à lui-même son aigle et son précipice. Âme étrange.

Le tuer ? quelle anxiété ! le délivrer ? quelle responsabilité !

Lantenac sauvé, tout serait à recommencer avec la Vendée comme avec l’hydre tant que la tête n’est pas coupée. En un clin d’œil, et avec une course de météore, toute la flamme, éteinte par la disparition de cet homme, se rallumerait. Lantenac ne se reposerait pas tant qu’il n’aurait point réalisé ce plan exécrable, poser, comme un couvercle de tombe, la monarchie sur la république et l’Angleterre sur la France. Sauver Lantenac, c’était sacrifier la France ; la vie de Lantenac, c’était la mort d’une foule d’êtres innocents, hommes, femmes, enfants, repris par la guerre domestique ; c’était le débarquement des Anglais, le recul de la révolution, les villes saccagées, le peuple déchiré, la Bretagne sanglante, la proie rendue à la griffe. Et Gauvain, au milieu de toutes sortes de lueurs incertaines et de clartés en sens contraires, voyait vaguement s’ébaucher dans sa rêverie et se poser devant lui ce problème : la mise en liberté du tigre.

Et puis, la question reparaissait sous son premier aspect ; la pierre de Sisyphe, qui n’est pas autre chose que la querelle de l’homme avec lui-même, retombait : Lantenac, était-ce donc le tigre ?

Peut-être l’avait-il été ; mais l’était-il encore ? Gauvain subissait ces spirales vertigineuses de l’esprit revenant sur lui-même, qui font la pensée pareille à la couleuvre. Décidément, même après examen, pouvait-on nier le dévouement de Lantenac, son abnégation stoïque, son désintéressement superbe ? Quoi ! en présence de toutes les gueules de la guerre civile ouvertes, attester l’humanité ! quoi ! dans le conflit des vérités inférieures, apporter la vérité supérieure ! quoi ! prouver qu’au-dessus des royautés, au-dessus des révolutions, au-dessus des questions terrestres, il y a l’immense attendrissement de l’âme humaine, la protection due aux faibles par les forts, le salut dû à ceux qui sont perdus par ceux qui sont sauvés, la paternité due à tous les enfants par tous les vieillards ! Prouver ces choses magnifiques, et les prouver par le don de sa tête ! quoi, être un général et renoncer à la stratégie, à la bataille, à la revanche ! quoi, être un royaliste, prendre une balance, mettre dans un plateau le roi de France, une monarchie de quinze siècles, les vieilles lois à rétablir, l’antique société à restaurer, et dans l’autre, trois petits paysans quelconques, et trouver le roi, le trône, le sceptre et les quinze siècles de monarchie légers, pesés à ce poids de trois innocences ! quoi ! tout cela ne serait rien ! quoi ! celui qui a fait cela resterait le tigre et devrait être traité en bête fauve ! non ! non ! non ! ce n’était pas un monstre l’homme qui venait d’illuminer de la clarté d’une action divine le précipice des guerres civiles ! le porte-glaive s’était métamorphosé en porte-lumière. L’infernal Satan était redevenu le Lucifer céleste. Lantenac s’était racheté de toutes ses barbaries par un acte de sacrifice ; en se perdant matériellement il s’était sauvé moralement ; il s’était refait innocent ; il avait signé sa propre grâce. Est-ce que le droit de se pardonner à soi-même n’existe pas ? Désormais il était vénérable.

Lantenac venait d’être extraordinaire. C’était maintenant le tour de Gauvain.

Gauvain était chargé de lui donner la réplique.

La lutte des passions bonnes et des passions mauvaises faisait en ce moment sur le monde le chaos ; Lantenac, dominant ce chaos, venait d’en dégager l’humanité ; c’était à Gauvain maintenant d’en dégager la famille.

Qu’allait-il faire ?

Gauvain allait-il tromper la confiance de Dieu ?

Non. Et il balbutiait en lui-même : – Sauvons Lantenac.

Alors c’est bien. Va, fais les affaires des Anglais. Déserte. Passe à l’ennemi. Sauve Lantenac et trahis la France.

Et il frémissait.

Ta solution n’en est pas une, ô songeur ! – Gauvain voyait dans l’ombre le sinistre sourire du sphinx.

Cette situation était une sorte de carrefour redoutable où les vérités combattantes venaient aboutir et se confronter, et où se regardaient fixement les trois idées suprêmes de l’homme, l’humanité, la famille, la patrie.

Chacune de ces voix prenait à son tour la parole, et chacune à son tour disait vrai. Comment choisir ? chacune à son tour semblait trouver le joint de sagesse et de justice, et disait : Fais cela. Était-ce cela qu’il fallait faire ? Oui. Non. Le raisonnement disait une chose ; le sentiment en disait une autre ; les deux conseils étaient contraires. Le raisonnement n’est que la raison ; le sentiment est souvent la conscience ; l’un vient de l’homme, l’autre de plus haut.

C’est ce qui fait que le sentiment a moins de clarté et plus de puissance.

Quelle force pourtant dans la raison sévère !

Gauvain hésitait.

Perplexités farouches.

Deux abîmes s’ouvraient devant Gauvain. Perdre le marquis ? ou le sauver ? Il fallait se précipiter dans l’un ou dans l’autre.

Lequel de ces deux gouffres était le devoir ?

Victor Hugo, Quatrevingt-Treize, Pocket, « Classiques ».

Livre Sixième, « C’est après la victoire qu’a lieu le combat », II, « Gauvain pensif », p. 387-400


Les boulites

Jeudi 22 décembre 2011

façade ancienne, treille en automne, lucarne grillagée

Château Gaillard, Masseuil, novembre 2011


Impulsion

Jeudi 22 décembre 2011

La Lluvia amarilla de Julio Llamazares garde pour moi un parfum particulier de vieilles pierres, de feuilles sèches, de bois, de fumée et de neige et de pomme mûre. Il me semble aussi que ces extraits ont leur place ici, car ils ont un rôle initiatique : je crois bien que c’est le premier roman que j’ai lu en espagnol, d’un bout à l’autre, sans flancher.

 Le début du roman, qui plante le décor de ce village de montagne, aride, déserté, plein de fantômes et dont la sauvagerie me plaît :

 Cuando lleguen al alto de Sobrepuerto, estará, seguramente, comenzado a anochecer. Sombras espesas avanzarán como olas por las montañas y el sol, turbio y deshecho, lleno de sangre, se arrastrará ante ellas agarrándose ya sin fuerzas a las aliagas y al montón de ruinas y escombros de lo que, en tiempos, fuera (antes de aquel incendio que sorprendió durmiendo a la familia entera y a todos sus animales) la solitaria Casa de Sobrepuerto. El que encabece el grupo se detendrá a su lado. Contemplará las ruinas, la soledad inmensa y tenebrosa del paraje. Se santiguará en silencio y esperará a que los demás le den alcance. Vendrán todos esa noche : José, de Casa Pano, Regino, Chuanorús, Benito el Carbonero, Aineto y sus dos hijos, Ramón, de Casa Basa. Hombres endurecidos todos ellos por los años y el trabajo. Hombres valientes, acostumbrados desde siempre a la tristeza y soledad de estas montañas. Pero, a pesar de ello –y de los palos y escopeta de que, sin duda alguna, han de venir armados–, una sombra de miedo y de inquietud envolverá esa noche sus ojos y sus pasos. Contemplarán también por un instante las paredes caídas del caserón quemado y, luego, el lugar que alguno de ellos señalará ya con la mano en la distancia.

 A lo lejos, frente a ellos, en la ladera opuesta de la montaña, los tejados y los árboles de Ainielle, ahogados entre peñas y bancales, comenzarán ya entonces a fundirse con las primeras sombras de una noche que, aquí, contra el poniente, llega siempre mucho antes. Visto desde la loma, Ainielle se cuelga sobre el barranco, como un alud de losas y pizarras torturadas, y sólo en las casas más bajas –aquellas que rodaron atraídas por la humedad y el vertigo del río– el sol alcanzará a arrancar aún algún último destello al cristal y a las pizarras. Fuera de eso, el silencio y la quietud serán totales. Ni un ruido, ni una señal de humo, ni una presencia o sombra de presencia por las calles. Ni siquiera el temblor indefinido de un visillo o de una sábana colgada en el frontal de alguna de cualquiera de sus múltiples ventanas. Ningún signo de vida podrán adivinar en la distancia. Y, sin embargo, los que contemplen el pueblo desde las altas campas de Sobrepuerto sabrán que, aquí, entre tanto quietud, entre tanto silencio y tantas sombras, yo les habré ya visto y estaré esperándoles.

(…)

 Beaucoup plus loin, le passage qui décrit cette fameuse pluie jaune métaphorique qui lave la mémoire du narrateur et s’infiltre dans tous es souvenirs, un passage qui m’a marquée et auquel je pense tous les automnes (le bruit de la chute des feuilles a désormais un chuintement espagnol pour les oreilles) :

 

Lentamente, las horas van pasando y la lluvia amarilla va borrando la sombra del tejado de Bescós y el círculo infinito de la luna. Es la misma de todos los otoños. La misma que sepulta las casas y las tumbas. La que envejece a los hombres. La que destruye poco a poco sus rostros y sus cartas y sus fotografías. La misma que una noche, junto al río, entró en mi alma para no volver ya nunca a abandonarme el resto de los días de mi vida.

 Día a día, en efecto, a partir de aquella noche junto al río, la lluvia ha ido anegando mi memoria y tiñendo mi mirada de amarillo. No sólo mi mirada. Las montañas tambíen. Y las casas. Y el cielo. Y los recuerdos que, de ellos, aún siguen suspendidos. Lentamente, al principio, y, luego ya, al ritmo en que los días pasaban por mi vida, todo a mi alrededor se ha tiñendo de amarillo como si la mirada no fuera más que la memoria del paisaje y el paisaje un simple espejo de mí mismo.

 Primero, fue la hierba, el musgo de las casas y del río. Luego, el perfil del cielo. Más tarde, las pizarras y las nubes. Los árboles, el agua, la nieve, las aliagas, hasta la propia tierra fue cambiando poco a poco el color negro de su entraña por el de las manzanas corrompidas de Sabina. Al principio, yo creía que aquello era sólo un delirio, una ilusión fugaz de mi mirada y de mi espíritu que se iría de nuevo igual que había venido. Pero aquella ilusión siguió conmigo. Cada vez más precisa. Cada vez más real y más firme. Hasta que, una mañana, al levantarme y abrir la ventana, vi las casas del pueblo completamente ya teñidas de amarillo.

Julio Llamazares, Lluvia amarilla, Seix barral, “Booket”, p.9-10 et 119-120.


Esprit d’escalier

Mercredi 21 décembre 2011

 

cage d'escalier galerie Véro Dodat

Galerie Véro Dodat (Paris),

septembre 2010


Style

Mercredi 21 décembre 2011

Parfois les écrivains sont leur propre passeur, sous couvert d’entretiens fictifs et ironiques, tendant la main à la critique, ils donnent leurs propres clés.

– Si vos rails sont droits, Colonel, du style classique, aux phrases bien filées…
– Alors?… alors?
– Tout votre métro verse. Colonel ! vous crevez le décor ! le ballast! la culbute ! vous crevez la voûte! vous tuez tous vos voyageurs ! une marmelade, votre métro ! votre rame entière bourrée d’immeubles !
– Bigre ! bougre ! quelle cargaison !
– Oui ! vous et tous vos branquignols ! une catastrophe, personne réchappe ! vos rails sont droits que dans l’émotion ! vous avez compris. Colonel ?
– Oh, oui ! oh, oui !
– Donc gaffe Colonel… horrible péril !… allez pas lancer votre rame sur des rails droits ordinaires! non ! non !… non !… je vous adjure ! que sur les rails biseautés « spécial » ! profilés « spécial » ! par vous même ! vous fiez à personne pour l’ouvrage ! ouvragés au poil de micron ! vzzz ! vzzz ! …»
Mon vzzz ! vzzz ! lui faisait de l’effet… son pantalon dégoulinait… il pataugeait bien dans sa flaque… la flaque de plus en plus grande…

« Vous, vous êtes sensible, Colonel !… un sensible… pas un cancre imbécile épais ! pas un étranger non plus !
– Non ! non ! non !
– Vous comprenez ce que je vous explique ? tout ce que je vous explique ? le raffinement de mon invention ? l’astuce du travail ! pourquoi je suis le génie des lettres ? et l’unique, hein ?
– Oui ! oui ! oui !
– L’émotion à vif ! jamais à côté !
– Oui ! oui !
– Que votre métro faille d’un petit poil !… votre métro tout bourré de lecteurs… les ensorcelés de votre style… c’est la catastrophe!… culbute. Colonel !… la carambole d’un poil ! vous le responsable !
– Oui ! oui ! tout berzingue !
– Les nourrices, les kiosques à journaux, les scooteurs, les messieurs galants, des brigades entières de flics, des terrasses entières de plagiaires, des camions entiers de sentiments, que vous avez bien enfournés, souques, boudés, dans votre livre, d’un milli d’écart de votre style, d’une ombre de virgule, foncent dans le décor ! crèvent tout ! s’écrabouillent !
-Ah ?…ah ?. ..ah ?
– Y a pas d’ah !… ah !… ah ! vous voulez encore plus de détails ?… des détails plus que plus qu’intimes ?
– Oh, oui !…oui !…oui !…
– Bon !… Les trois points ! me les a-t-on assez reprochés qu’on m’en a bavé de mes « trois points » Ah, ses trois points ! … Ah, ses trois points ! il sait pas finir ses phrases ! … Toutes Ies cuteries imaginables ! toutes, Colonel !
– Alors?
– Allez! Pzzt ! pzzt !… pissez, Colonel ! et votre avis, vous, Colonel ?
– A la place de ces trois points, vous pourriez tout de même mettre des mots, voilà mon avis !
– Cuterie, Colonel ! Cuterie encore !… pas dans un récit émotif !…  vous reprochez pas à Van Gogh que ses églises soient biscornues? à Vlaminck ses chaumières foutues !… à Bosch ses trucs sans queues ni têtes?… à Debussy de se foutre des mesures? Honegger de même ! moi j’ai pas du tout les mêmes droits? non ? j’ai que le droit d’observer des Règles ?… les stances de l’Académie?… c’est révoltant !
– Non I… non !… mais enfin…
– Les Beaux-Arts transposent comme ils veulent ! depuis plus d’un siècle ! … Musique, Peinture, Couture… Architecture ! … des Muses affranchies, je vous le dis !… même la pierre, vous voyez ! … la pierre ! … la Sculpture ! … et le papier ? non ! … ah, le papier I… l’écriture est serve, voilà ! … serve du journal quotidien ! … le journal quotidien transpose pas ! … non ! … jamais ! le bachot non plus ! … le certificat d’études non plus !… la licence non plus ! jamais !… rien !…
– Oui, mais tout de même vos trois points ?… vos trois points ?…
– Mes trois points sont indispensables !… indispensables, bordel Dieu !… je le répète : indispensables à mon métro !  me comprenez-vous Colonel ?
– Pourquoi ?
– Pour poser mes rails émotifs !… simple comme bonjour !… sur le ballast ?… vous comprenez ?… ils tiennent pas tout seuls mes rails… il me faut des traverses ! …
– Quelle subtilité !
– Mon métro bourré, si bourré… absolument archicomble… à craquer ! … fonce ! il est sur sa voie ! … en avant ! … il est en plein système nerveux… il fonce en plein système nerveux! … vous me saisissez, Colonel ?
– Un petit peu… un petit peu…
– Mon métro que je vous raconte est pas une guimbarde imbécile qui cahote, berloque, titube, s’accroche à tous les carrefours !… non… mon métro s’arrête nulle part… je vous l’ai dit! je vous le répète Colonel !
– Oui ! oui ! oui !… c’est extraordinaire !
– Au but, d’un trait. Colonel ! mais attention… sur rails profilés !… récit « traverses impondérables » !
– Vraiment ? vraiment ?
– Vous doutez encore ?… exactement !… je vous l’affirme Colonel !… plus jamais d’ergoteries devant moi ! plus d’embarras ! le truc du « métro-tout-nerfs-rails-magiques-à-traverses-trois-points» est plus important que l’atome !
– L’atome ? comment ?
– Comme nouveauté qu’on parlera !
-Alors?… alors?
– Alors Colonel, le Cinéma est foutu ! et d’un ! dépassé, décati, rousti !
-Ah, bah !… ah, bah !
– Pas d’« ah, bah » !… je tolère pas vos « ah, bah » Colonel !… je vous livre la vérité toute pure… profitez de ce que je vous dis !… soyez prévenu: je laisse rien au cinéma I je lui ai embarqué ses effets !… toute sa rastaquouèrie mélo… tout son simili-sensible!… tous ses effets… décanté, épuré, tout ça ! … à pleins nerfs dans ma rame magique ! Concentré ! … j’ai enfourné tout ! … mon métro à «traverses trois points» emporte tout ! … mon métro magique !… délateurs, beautés suspectes, quais brumeux, autos, petits chiens, immeubles tout neufs, chalets romantiques, plagiaires, contradicteurs, tout !… je lui laisse rien !… par charité : deux trois « Grévins»… Hollywood, Joinville, les Champs-Elysées, la rade de New-York… tout le carton pâte!… toutes les loques… avec plein de cils et plein de nichons !… par pitié pour les ataxiques… retenez bien !… les sclérosés… qu’ils s’y retrouvent encore qu’ils se trouvent pas abandonnés de tout j’ai capturé tout l’émotif !… je vous ai expliqué Colonel ?… « Pigalle-Issy » en moins de deux !… même les pires fainéants sont émus !… et vous. Colonel ?… et vous ?
– Pardi !… pardi !
– Ah, nous sommes d’accord Colonel, par le Capricorne, Colonel ! seriez-vous par hasard povolte? musicien, peut-être?
– Oh, oui !…ah, oui !
– Ça tombe bien ! nous nous comprenons de mieux en mieux ! imaginez-vous la musique sans points de suspension Colonel ?
– Oh, que non !…que non !
– Et sans « soupirs» ?
– Non, certes ! non, certes !
– Vous êtes encore de mon avis !
– Fouchtra ! fouchtri ! tonnerre ! bigre bougre ! »

Subit, là… subit il sursaute dans sa flaque d’urine… en même temps qu’il louche !… il louche divergent !… voilà des façons !… « Allons, Colonel… allons !… écoutez-moi !
– Saperlipopette !… saperlipopette ! »
Il glapit !… je peux dire que pour la patience, sans me vanter, je m’excuse de parler de ma personne, je suis un champion à toute épreuve… je fanfaronne pas… jamais !… jamais !… je vous dis les choses… et j’ai les preuves !… pendant des mois, des années, il s’est trouvé qu’en réclusion, puis à l’infirmerie de la prison, je fus enfermé avec les dingues, les plus hystériques homicides les plus dangereux de la « Centrale», pour qu’à mon exemple… par mes bonnes manières, mes bonnes paroles… ils se calment un peu… qu’ils se jettent plus tout le temps dans la porte blindée tête première !… beng !… et que question de s’entaillader les cuisses et le poitrail à coups d’éclats de cruche ils se fassent plus si mal… ils se dissèquent pas la « fémorale» !… la fémorale qu’est fatale !… eh bien je dois le dire. Colonel !… presque toujours, à mon exemple, ils allaient mieux… ils se calmaient… on me félicitait pas, mais je voyais… On félicite jamais les détenus… des véritables tigres humains !… ils cherchaient plus à m’éventrer… vu qu’on était que deux en cage, c’eût été facile !… surtout la nuit !… même la cellule très éclairée !… comment que les gardiens ont la chiasse !… tous ceux qui y ont été, savent… faut compter que sur soi en cellule ! Je compare pas !… oh non !… bien sûr ! avec Réséda, là, c’était pas du tout le même travail !… eh, non ! on était en pleine vie publique… dans un Square… entourés de badauds!… en plein qu’il urinait tout debout lui !… et qu’il m’interpellait, le cochon…

« Bigre ! bougre ! fouchtra ! Céline ! »
Que tout le monde sache !… le scandale public !… pas que je le redoutais lui, le pisseur !… mais qu’on sorte du square, gentiment… voilà ce que je voulais !…
«Colonel, écoutez-moi ! vous laissez distraire par personne!… retenez qu’une chose : les rails émotifs !… impondérables !… le style émotif !… à trois points !… trois points !… la trouvaille du siècle !… ma trouvaille !… j’aurai des drôles de funérailles !… j’y pense ! j’y pense ! moi, je vous le dis ! je vous le prédis !… nationales ! et aux frais de l’État !… la Colette m’a donné l’idée ! avec un émotif ministre qu’aura des larmes ! parfaitement ! les gens où je demeure se doutent pas !… le « génie du Siècle» !… les rails qu’ont l’air droits qui le sont pas !… le ministre racontera tout ça ! Colonel, apprenez par cœur !… vous laissez distraire par personne !
– Pigalle-lssy direct tout nerfs ! le Cinéma existe plus ! » Il répète bien.

« Colonel, ça va déjà mieux c’est pas tout !… c’est pas tout ! il a retrouvé le langage parlé à travers l’écrit !
-Qui?
– Mais moi, bon Dieu ! moi pardi ! gourde ! pas un autre !… »
Il me désespérait !… j’avoue !…
« Tout nerfs !… tout nerfs ! »
Il rabâche !
« Écoutez- moi bien Colonel !… le plus ardu, à présent ! j’en termine… le plus subtil !… tâchez de me comprendre ! faites l’effort !
– Oui !…oui !…oui !…
– je vous prends un lecteur…
– Parfaitement !
– Le lecteur d’un livre émotif… une de mes oeuvres !… en style émotif !…
– Alors ?
– Il est d’abord incommodé un peu…
-Ah?… qui ?…
– Le lecteur qui me lit ! il lui semble, il en jurerait, que quelqu’un lui lit dans la tête !… dans sa propre tête !…
– Bigre ! Bougre !
– Parfaitement !… dans sa propre tête! pas de bigre! pas de bougre!… sans lui demander la permission ! c’est de l’Impressionnisme, Colonel ! tout le truc de l’Impressionnisme ! le secret de l’Impressionnisme ! je vous ai parlé de l’Impressionnisme ?

Louis-Ferdinand Céline, Entretiens avec le professeur Y


Envol au pays du ciel, des vélos et du vent

Mardi 20 décembre 2011

 

Texel (Pays-Bas), août 2011


Songe-poème

Mardi 20 décembre 2011

Un autre poème d’enfance, un de ceux qui m’ont familiarisée avec ce que c’est que la poésie, même avec de toutes petites oreilles, sans niaiseries.

Le vent

Parfois, au fond de la nuit

le vent, comme un enfant, s’éveille.

Tout seul il marche dans l’allée,

doucement, doucement, vers le village.

A tâtons, jusqu’à l’étang il s’avance

et y fait le guet :

les maisons sont toutes blanches,

et les chênes muets.

Rainer Maria Rilke


Un piano dans un hublot

Lundi 19 décembre 2011

piano à queue derrière une vitre en forme de hublot

Palau de les arts, Valencia (Espagne), décembre 2010


Partage

Lundi 119 décembre 2011

Ce n’est peut-être pas le texte de Baricco que je préfère, mais j’en garde un joli souvenir, comme si la lecture de ce monologue pour le théâtre était en soi un voyage à bord du paquebot sur lequel joue Novecento, et amenait ensuite la lecture d’histoires de navire et de pianiste, de musiciens et de jazz, Echenoz, Gailly, Jaubert… Et puis plus particulièrement ce passage-là, joli moment d’échange, me rappelle un peu le travail de collectage – appropriation des conteurs, auquel je suis plus souvent confrontée.

Un jour, quelque part, il entendit parler de Novecento. Quelqu’un dut lui dire un truc dans le genre : celui-là, c’est le plus grand. Le plus grand pianiste du monde. Ca peut paraître absurde, mais ça aurait très bien pu arriver. Il n’avait jamais joué une seule note en dehors du Virginian, Novecento, mais pourtant, à sa manière, c’était un personnage célèbre, en ce temps-là, une petite légende. Ceux qui descendaient du bateau parlaient d’une musique bizarre, et d’un pianiste, on aurait dit qu’il avait quatre mains tellement il jouait de notes. De drôles d’histoires circulaient, quelques-unes vraies, parfois, comme celle du sénateur américain Wilson qui avait fait tout le voyage en troisième classe parce que c’était là que Novecento jouait quand il ne jouait pas les notes normales mais les siennes, qui ne l’étaient pas, normales. Il y avait un piano, là en bas, et Novecento y allait l’après-midi, ou tard dans la nuit. D’abord, il écoutait : il demandait aux gens de lui chanter les chansons qu’ils connaissaient, parfois quelqu’un prenait une guitare, ou un harmonica, n’importe quoi, et des mettait à jouer, des musiques venues d’on ne sait où… Et Novecento écoutait. Puis il commençait à effleurer les touches, pendant que les autres chantaient ou jouaient, il effleurait les touches et petit à petit ça devenait une vraie musique, des sons sortaient du piano –un piano droit, noir– et c’étaient des sons de l’autre monde. Il y avait tout, là-dedans : toutes les musiques de la terre réunies ensemble.

Alessandro Baricco, Novecento : pianiste, Gallimard, “Folio”, p. 46-48.

Traduit de l’italien par Françoise Brun


Porte et fenêtre

Dimanche 18 décembre 2011

porte sculptée ouvrant sur des fenêtres dans la lonja

La lonja, Valencia (Espagne), décembre 2010


Poésie égyptienne

Dimanche 18 décembre 2011

Les portes ouvrant sur le Patio de los naranjos de la Lonja de la Seda (Llotja de la Seda) de Valencia donnent envie de paysages et de végétation, d’odeurs et de couleurs méditerranéennes. D’ouvrir sur ailleurs.

Paul Fournel et ses Poils de Cairote est l’un des contemporains, un non « excusé pour cause de décès » (que sont par exemple Queneau et Pérec), un de ceux, donc, qui m’a permis de rentrer peu à peu dans les jeux oulipiens. Ses portraits du Caire appellent à leur tour d’autres images (carousel sans fin que la valse des photos et des textes qui se réactivent mutuellement), celles de Denis Dailleux.

« 26 février 2002.

L’ibis blanc est posé sur le dos de la buflonne noire.

Le paysan en robe écrue s’inscrit dans le rectangle vert luisant de son champ.

L’épervier noir est plaqué sur le ciel bleu ciel.

L’ombre est bleu marine.

Il n’y a pas à hésiter. »

Paul Fournel, Poils de Cairotte, Gallimard, « Folio », 2004, p. 177-178


Le géranium

Samedi 17 décembre 2011

géranium rouge à la fenêtre munie de barreaux

Château Gaillard, Masseuil, novembre 2011


Belle et Bête en Résistance

Samedi 17 décembre 2011

Cette nouvelle du Silence de la mer, la plus connue, a ouvert la porte du recueil de toutes les autres nouvelles, et au-delà, à l’histoire des éditions de Minuit, à la littérature de la Résistance, aux thématiques de la littérature « engagée »… dont on a encore et toujours besoin aujourd’hui, un Stéphane Hessel suffit à la montrer…

Il était devant les rayons de la bibliothèque. Ses doigts suivaient les reliures d’une caresse légère. « Balzac, Barrès, Baudelaire, Beaumarchais, Boileau, Buffon… Châteaubriand, Corneille, Descartes, Fénelon, Flaubert… La Fontaine, France, Gautier, Hugo… Quel appel ! » dit-il avec un rire léger et hochant la tête. « Et je n’en suis qu’à la lettre H ! … Ni Molière, ni Rabelais, ni Racine, ni Pascal, ni Stendhal, ni Voltaire, ni Montaigne, ni tous les autres !… » Il continuait de glisser lentement le long des livres, et de temps en temps il laissait échapper un imperceptible « Ha ! » quand, je suppose, il lisait un nom auquel il ne songeait pas. « Les Anglais, reprit-il, on pense aussitôt : Shakespeare. Les Italiens : Dante. L’Espagne : Cervantès. Et nous, tout de suite : Goethe. Après, il faut chercher. Mais si on dit : et la France ? Alors, qui surgit à l’instant ? Molière ? Racine ? Hugo ? Voltaire ? Rabelais ? ou quel autre ? Ils se pressent, il sont une foule à l’entrée d’un théâtre, on en sait pas qui faire entrer d’abord.

Il se retourna et dit gravement :

– Mais pour la musique, alors c’est chez nous : Bach, Haendel, Beethoven, Wagner, Mozart… Quel nom vient le premier ?

« Et nous nous sommes fait la guerre ! » dit-il lentement en remuant la tête. Il revint à la cheminée et ses yeux souriants se posèrent sur le profil de ma nièce. « Mais c’est la dernière ! Nous ne nous battrons plus : nous nous marierons ! » Ses paupières se plissèrent, les dépressions sous les pommettes se marquèrent de deux longues fossettes, les dents blanches apparurent. Il dit gaiement : « Oui, oui » Un petit hochement de tête répéta l’affirmation. « Quand nous sommes entrés à Saintes, poursuivit-il après un silence, j’étais heureux que la population nous recevait bien. J’étais très heureux. Je pensais : Ce sera facile. Et puis, j’ai vu que ce n’était pas cela du tout, que c’était la lâcheté. » Il était devenu grave. « J’ai méprisé ces gens. Et j’ai craint pour la France. Je pensais : Est-elle vraiment devenue ainsi ? » Il secoua la tête : « Non ! Non. Je l’ai vu ensuite ; et maintenant, je suis heureux de son visage sévère. »

Son regard se porta sur le mien –que je détournai, – il s’attarda un peu en divers points de la pièce, puis retourna sur le visage, impitoyablement insensible, qu’il avait quitté.

– je suis heureux d’avoir trouvé ici un vieil homme digne. Et une demoiselle silencieuse. Il faudra vaincre ce silence. Il faudra vaincre le silence de la France. Cela me plaît.

– Oui, reprit la lente voix bourdonnante, c’est mieux ainsi. Beaucoup mieux. Cela fait des unions solides, –des unions où chacun gagne de la grandeur… Il y a un très joli conte pour les enfants, que j’ai lu, que vous avez lu, que tout le monde a lu. Je ne sais si le titre est le même dans les deux pays. Chez moi, il s’appelle : Das Tier und die Schöne, –la Belle et la Bête. Pauvre Belle ! La Bête la tient à merci, –impuissante et prisonnière, – elle lui impose à toute heure du jour son implacable et pesante présence … La Belle est fière, digne, -elle s’est faite dure … Mais la Bête vaut mieux qu’elle ne semble. Oh ! elle n’est pas très dégrossie ! Elle est maladroite, brutale, elle paraît bien rustre auprès de la Belle si fine ! … Mais elle a du cœur, oui, elle a une âme qui aspire à s’élever. Si la Belle voulait ! … La Belle met longtemps à vouloir. Pourtant, peu à peu, elle découvre au fond des yeux du geôlier haï une lueur, –un reflet où peuvent se lire la prière et l’amour. Elle sent moins la patte pesante, moins les chaînes de sa prison… Elle cesse de haïr, cette constance la touche, elle tend la main… Aussitôt la Bête se transforme, le sortilège qui la maintenait dans ce pelage barbare est dissipé : c’est maintenant un chevalier très beau et très pur, délicat et cultivé, que chaque baiser de la Belle pare de qualités toujours plus rayonnantes… Leur union détermine un bonheur sublime. Leurs enfants, qui additionnent et mêlent les dons de leurs parents, sont les plus beaux que la terre ait portés… N’aimiez-vous pas ce conte ? Moi je l’aimais toujours, je le relisais sans cesse. Il me faisait pleurer. J’aimais surtout la Bête, parce que je comprenais sa peine. Encore aujourd’hui, je suis ému quand j’en parle. » Il se tut, respira avec force, et s’inclina : « Je vous souhaite une bonne nuit. »

Vercors / Jean Bruller, Le silence de la mer, 1941


Comptoir

Vendredi 16 décembre 2011

café amstellodamois et verres à l'essuyage au comptoir, vu par la fenêtre

Café, Amsterdam, août 2011


Dans un café

Vendredi 16 décembre 2011

Un poème qui renoue avec une idée initiale de cet Avent : proposer une promenade littéraire et rêvée à travers les portes et les passages de Paris… Une jolie découverte que ce recueil du Roman inachevé d’Aragon, en pleine grèves étudiantes, et qui prend encore plus de poids maintenant que j’arpente la capitale.


Les mots m’ont pris par la main

Je demeurai longtemps derrière un Vittel-menthe
L’histoire quelque part poursuivait sa tourmente
Ceux qui n’ont pas d’amour habitent les cafés
La boule de nickel est leur conte de fées
Si pauvre que l’on soit il y fait bon l’hiver
On y traîne sans fin par la vertu d’un verre
Moi j’aimais au Rocher boulevard Saint-Germain
Trouver le noir et or usagé des sous-mains
Garçon de quoi écrire Et sur la molesquine
J’oubliais l’hôpital les démarches mesquines
A raturer des vers sur papier quadrillé
Tant que le réverbère au-dehors vînt briller
Jaune et lilas de pluie au cœur du macadam
J’épongeais à mon tour sur le buvard-réclame
Mon rêve où l’encre des passants abandonna
Les secrets de leur âme entre deux quinquinas
J’aimais à Saint-Michel le Cluny pour l’équerre
Qu’il offre ombre et rayons à nos matins précaires
Sur le coin de la rue Bonaparte et du quai
J’aimais ce haut Tabac où le soleil manquait
Il y eut la saison de la Rotonde et celle
D’un quelconque bistrot du côté de Courcelles
Il y eut ce café du passage Jouffroy
L’Excelsior Porte-Maillot Ce bar étroit
Rue du Faubourg-Saint-Honoré mais bien plus tard
J’entends siffler le percolateur dans un Biard
C’est un lieu trop bruyant et nous nous en allons
Place du Théâtre-Français dans ce salon
Au fond d’un lac d’où l’on
voit passer par les glaces
Entre les poissons-chats les voitures de place
Or d’autres profondeurs étaient notre souci
Nous étions trois ou quatre au bout du jour
assis
A marier les sons pour rebâtir les choses
Sans cesse procédant à des métamorphoses
Et nous faisions surgir d’étranges animaux
Car l’un de nous avait inventé pour les mots
Le piège à loup de la vitesse
Garçon de quoi écrire Et naissaient à nos pas
L’antilope-plaisir les mouettes compas
Les tamanoirs de la tristesse
Images à l’envers comme on peint les plafonds
Hybrides du sommeil inconnus à Buffon
Êtres de déraison Chimères
Vaste alphabet d’oiseaux tracé sur l’horizon
De coraux sur le fond des mers
Hiéroglyphes aux murs cyniques des prisons
N’attendez pas de moi que je les énumère
Chasse à courre aux taillis épais Ténèbre-mère
Cargaison de rébus devant les victimaires
Louves de la rosée Élans des lunaisons
Floraisons à rebours où Mesmer mime Homère
Sur le marbre où les mots entre nos mains s’aimèrent
Voici le gibier mort voici la cargaison
Voici le bestiaire et voici le blason
Au soir on compte les têtes de venaison
Nous nous grisons d’alcools amers
O saisons
Du langage ô conjugaison
des éphémères
Nous traversons la toile et le toit des maisons
Serait-ce la fin de ce vieux monde brumaire
Les prodiges sont là qui frappent la cloison
Et déjà nos cahiers s’en firent le sommaire
Couverture illustrée où l’on voit Barbizon
La mort du Grand Ferré Jason et la Toison
Déjà le papier manque au temps mort du délire

Garçon de quoi écrire

Louis Aragon, Le roman inachevé, « Poésie », Gallimard, p. 80-82


Etroitesse du cadre en perspective

Jeudi 15 décembre 2011

CAPC, Bordeaux, septembre 2007


Mise en abyme

Jeudi 15 décembre 2011

Le début de la lecture des Liaisons dangereuses a été, au cœur de l’été, fastidieux. Les personnages se mélangeaient, la marquise était trop cruelle, Cécile trop niaise, la Présidente trop religieuse… Et petit à petit la magie épistolaire a opéré… Il y a beaucoup de lettres qui pourraient avoir leur place ici, mais une, avec son refrain lancinant, m’est restée dans l’oreille, avec évidemment la voix de John Malkovich (puisque le livre a lui-même ouvert les portes des films !).

LETTRE CXLI

 LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

 (…)

 Tout ce que je peux faire, c’est de vous raconter une histoire. Peut-être n’aurez-vous pas le temps de la lire, ou celui d’y faire assez attention pour la bien entendre? Libre à vous. Ce ne sera, au pis aller, qu’une histoire de perdue.

 Un homme de ma connaissance s’était empêtré, comme vous, d’une femme qui lui faisait peu d’honneur. Il avait bien, par intervalles, le bon esprit de sentir que, tôt ou tard, cette aventure lui ferait tort: mais quoiqu’il en rougît, il n’avait pas le courage de rompre. Son embarras était d’autant plus grand qu’il s’était vanté à ses amis d’être entièrement libre; et qu’il n’ignorait pas que le ridicule qu’on a augmente toujours en proportion qu’on s’en défend. Il passait ainsi sa vie, ne cessant de faire des sottises, et ne cessant de dire après: Ce n’est pas ma faute. Cet homme avait une amie qui fut tentée un moment de le livrer au Public en cet état d’ivresse, et de rendre ainsi son ridicule ineffaçable; mais pourtant, plus généreuse que maligne, ou peut-être encore par quelque autre motif, elle voulut tenter un dernier moyen, pour être, à tout événement, dans le cas de dire comme son ami: Ce n’est pas ma faute . Elle lui fit donc parvenir sans aucun autre avis la Lettre qui suit, comme un remède dont l’usage pourrait être utile à son mal.

  » On s’ennuie de tout, mon Ange, c’est une Loi de la Nature; ce n’est pas ma faute. « 

  » Si donc je m’ennuie aujourd’hui d’une aventure qui m’a occupé entièrement depuis quatre mortels mois, ce n’est pas ma faute. « 

  » Si, par exemple, j’ai eu juste autant d’amour que toi de vertu, et c’est sûrement beaucoup dire, il n’est pas étonnant que l’un ait fini en même temps que l’autre. Ce n’est pas ma faute. « 

  » Il suit de là que depuis quelque temps je t’ai trompée: mais aussi, ton impitoyable tendresse m’y forçait en quelque sorte! Ce n’est pas ma faute. « 

  » Aujourd’hui, une femme que j’aime éperdument exige que je te sacrifie. Ce n’est pas ma faute. « 

  » Je sens bien que voilà une belle occasion de crier au parjure: mais si la Nature n’a accordé aux hommes que la constance, tandis qu’elle donnait aux femmes l’obstination, ce n’est pas ma faute. « 

  » Crois-moi, choisis un autre Amant, comme j’ai fait une autre Maîtresse. Ce conseil est bon, très bon; si tu le trouves mauvais, ce n’est pas ma faute. « 

  » Adieu, mon Ange, je t’ai prise avec plaisir, je te quitte sans regret: je te reviendrai peut-être. Ainsi va le monde. Ce n’est pas ma faute. « 

 De vous dire, Vicomte, l’effet de cette dernière tentative, et ce qui s’en est suivi, ce n’est pas le moment: mais je vous promets de vous le dire dans ma première Lettre. Vous y trouverez aussi mon ultimatum sur le renouvellement du traité que vous me proposez. Jusque-là, adieu tout simplement…

 A propos, je vous remercie de vos détails sur la petite Volanges ; c’est un article à réserver jusqu’au lendemain du mariage, pour la Gazette de médisance. En attendant, je vous fais mon compliment de condoléances sur la perte de votre postérité. Bonsoir, Vicomte.

Du Château de …, ce 24 novembre 17**.

Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782