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Confidence

Lundi 12 décembre 2011

Après Bérénice et Iphigénie, c’est Phèdre qui m’a une fois de plus ouvert les portes de Racine. Phèdre lue, expliquée, Phèdre vue, incarnée par Dominique Blanc chez Chéreau, Phèdre dansée, chez Lifar, Phèdre comprise dans la « horde sauvage » chez Barthes…

Ce n’est pas vraiment l’exposition, puisque c’est déjà la scène 3, mais c’est seulement maintenant que Phèdre ouvre son cœur à Oenone.

Acte I, Scène 3

Phèdre, Œnone.

PHÈDRE
N’allons point plus avant, demeurons, chère Œnone.
Je ne me soutiens plus ; ma force m’abandonne :
Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi,
Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.
Hélas !

(Elle s’assied.)

ŒNONE
Dieux tout-puissants, que nos pleurs vous apaisent !
PHÈDRE
Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent !
Quelle importune main, en formant tous ces nœuds,
A pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux ?
Tout m’afflige, et me nuit, et conspire à me nuire.
ŒNONE
Comme on voit tous ses vœux l’un l’autre se détruire !
Vous-même, condamnant vos injustes desseins,
Tantôt à vous parer vous excitiez nos mains ;
Vous-même, rappelant votre force première,
Vous vouliez vous montrer et revoir la lumière,
Vous la voyez, madame ; et, prête à vous cacher,
Vous haïssez le jour que vous veniez chercher !
PHÈDRE
Noble et brillant auteur d’une triste famille,
Toi dont ma mère osait se vanter d’être fille,
Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,
Soleil, je te viens voir pour la dernière fois !
ŒNONE
Quoi ! vous ne perdrez point cette cruelle envie ?
Vous verrai-je toujours, renonçant à la vie,
Faire de votre mort les funestes apprêts ?
PHÈDRE
Dieux ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !
Quand pourrai-je, au travers d’une noble poussière,
Suivre de l’œil un char fuyant dans la carrière ?
ŒNONE
Quoi, madame ?
PHÈDRE
Insensée ! où suis-je ? et qu’ai-je dit ?
Où laissé-je égarer mes vœux et mon esprit ?
Je l’ai perdu : les dieux m’en ont ravi l’usage.
Œnone, la rougeur me couvre le visage :
Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs ;
Et mes yeux malgré moi se remplissent de pleurs.
ŒNONE
Ah ! s’il vous faut rougir, rougissez d’un silence
Qui de vos maux encore aigrit la violence.
Rebelle à tous nos soins, sourde à tous nos discours,
Voulez-vous, sans pitié, laisser finir vos jours ?
Quelle fureur les borne au milieu de leur course ?
Quel charme ou quel poison en a tari la source ?
Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux
Depuis que le sommeil n’est entré dans vos yeux ;
Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure
Depuis que votre corps languit sans nourriture.
À quel affreux dessein vous laissez-vous tenter ?
De quel droit sur vous-même osez-vous attenter ?
Vous offensez les dieux auteurs de votre vie ;
Vous trahissez l’époux à qui la foi vous lie ;
Vous trahissez enfin vos enfants malheureux,
Que vous précipitez sous un joug rigoureux.
Songez qu’un même jour leur ravira leur mère
Et rendra l’espérance au fils de l’étrangère,
À ce fier ennemi de vous, de votre sang,
Ce fils qu’une Amazone a porté dans son flanc,
Cet Hippolyte…
PHÈDRE
Ah ! dieux !
ŒNONE
Ce reproche vous touche ?
PHÈDRE
Malheureuse ! quel nom est sorti de ta bouche !
ŒNONE
Eh bien ! votre colère éclate avec raison :
J’aime à vous voir frémir à ce funeste nom.
Vivez donc : que l’amour, le devoir, vous excite.
Vivez ; ne souffrez pas que le fils d’une Scythe
Accablant vos enfants d’un empire odieux,
Commande au plus beau sang de la Grèce et des dieux.
Mais ne différez point ; chaque moment vous tue :
Réparez promptement votre force abattue,
Tandis que de vos jours prêts à se consumer
Le flambeau dure encore et peut se rallumer.
PHÈDRE
J’en ai trop prolongé la coupable durée.
ŒNONE
Quoi ! de quelques remords êtes-vous déchirée ?
Quel crime a pu produire un trouble si pressant ?
Vos mains n’ont point trempé dans le sang innocent ?
PHÈDRE
Grâces au ciel, mes mains ne sont point criminelles.
Plût aux dieux que mon cœur fût innocent comme elles !
ŒNONE
Et quel affreux projet avez-vous enfanté
Dont votre cœur encor doive être épouvanté ?
PHÈDRE
Je t’en ai dit assez : épargne-moi le reste.
Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.
ŒNONE
Mourez donc, et gardez un silence inhumain ;
Mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main.
Quoiqu’il vous reste à peine une faible lumière,
Mon âme chez les morts descendra la première ;
Mille chemins ouverts y conduisent toujours,
Et ma juste douleur choisira les plus courts.
Cruelle ! quand ma foi vous a-t-elle déçue ?
Songez-vous qu’en naissant mes bras vous ont reçue ?
Mon pays, mes enfants, pour vous j’ai tout quitté.
Réserviez-vous ce prix à ma fidélité ?
PHÈDRE
Quel fruit espères-tu de tant de violence ?
Tu frémiras d’horreur si je romps le silence.
ŒNONE
Et que me direz-vous qui ne cède, grands dieux !
À l’horreur de vous voir expirer à mes yeux ?
PHÈDRE
Quand tu sauras mon crime et le sort qui m’accable,
Je n’en mourrai pas moins : j’en mourrai plus coupable.
ŒNONE
Madame, au nom des pleurs que pour vous j’ai versés,
Par vos faibles genoux que je tiens embrassés,
Délivrez mon esprit de ce funeste doute.
PHÈDRE
Tu le veux ? lève-toi.
ŒNONE
Parlez : je vous écoute.
PHÈDRE
Ciel ! que lui vais-je dire ? et par où commencer ?
ŒNONE
Par de vaines frayeurs cessez de m’offenser.
PHÈDRE
Ô haine de Vénus ! Ô fatale colère !
Dans quels égarements l’amour jeta ma mère !
ŒNONE
Oublions-les, madame ; et qu’à tout l’avenir
Un silence éternel cache ce souvenir.
PHÈDRE
Ariane, ma sœur ! de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !
ŒNONE
Que faites-vous, madame ? et quel mortel ennui
Contre tout votre sang vous anime aujourd’hui ?
PHÈDRE
Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable
Je péris la dernière et la plus misérable.
ŒNONE
Aimez-vous ?
PHÈDRE
De l’amour j’ai toutes les fureurs.
ŒNONE
Pour qui ?
PHÈDRE
Tu vas ouïr le comble des horreurs…
J’aime… À ce nom fatal, je tremble, je frissonne.
J’aime…
ŒNONE
Qui ?
PHÈDRE
Tu connais ce fils de l’Amazone,
Ce prince si longtemps par moi-même opprimé…
ŒNONE
Hippolyte ? Grands dieux !
PHÈDRE
C’est toi qui l’as nommé !
ŒNONE
Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace !
Ô désespoir ! ô crime ! ô déplorable race !
Voyage infortuné ! Rivage malheureux,
Fallait-il approcher de tes bords dangereux !
PHÈDRE
Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d’Égée
Sous les lois de l’hymen je m’étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait être affermi ;
Athènes me montra mon superbe ennemi :
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler :
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables !
Par des vœux assidus je crus les détourner :
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ;
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée :
D’un incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l’encens !
Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,
J’adorais Hippolyte ; et, le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
J’offrais tout à ce dieu que je n’osais nommer.
Je l’évitais partout. Ô comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Contre moi-même enfin j’osai me révolter :
J’excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l’ennemi dont j’étais idolâtre,
J’affectai les chagrins d’une injuste marâtre ;
Je pressai son exil ; et mes cris éternels
L’arrachèrent du sein et des bras paternels.
Je respirais, Œnone ; et, depuis son absence,
Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence :
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits.
Vaines précautions ! Cruelle destinée !
Par mon époux lui-même à Trézène amenée,
J’ai revu l’ennemi que j’avais éloigné :
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.
Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée :
C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.
J’ai conçu pour mon crime une juste terreur ;
J’ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur ;
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,
Et dérober au jour une flamme si noire :
Je n’ai pu soutenir tes larmes, tes combats :
Je t’ai tout avoué ; je ne m’en repens pas.
Pourvu que, de ma mort respectant les approches,
Tu ne m’affliges plus par d’injustes reproches,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur tout prêt à s’exhaler.

Racine, Phèdre, 1677


Rêve

Lundi 11 avril 2011

Dans le premier pot-pourri de textes de l’Avent, Roméo et Juliette figuraient déjà en bonne place… mais je n’ai pas encore cité la tirade de Mercutio,  évoquant un rêve, avant d’entrer au bal des Capulet, tandis que Roméo, sombre, souhaite porter le flambeau et refuser la danse…

C’est pourtant le ballet de Noureev sur la musique de Prokofiev qui m’a remis cette scène en mémoire, et m’incite à confesser une énième collection : celle des Roméo et Juliette. Je n’ai pas eu l’occasion de voir la pièce in extenso au théâtre, mais que de belles évocations au Footsbarn, en impro au TAP à Poitiers, sur la glace, en musique, au cinéma … et maintenant,  dansée, à l’opéra !


Acte I, scène 4

Une place sur laquelle est située la maison de Capulet.

Entrent Roméo, costumé ; Mercutio, Benvolio, avec cinq ou six autres masques ; des gens portant des torches, et des musiciens.

ROMÉO. – Voyons, faut-il prononcer un discours pour nous excuser ou entrer sans apologie ?

BENVOLIO. – Ces harangues prolixes ne sont plus de mode. Nous n’aurons pas de Cupidon aux yeux bandés d’une écharpe, portant un arc peint à la tartare, et faisant fuir les dames comme un épouvantail ; pas de prologue appris par cœur et mollement débité à l’aide d’un souffleur pour préparer notre entrée. Qu’ils nous estiment dans la mesure qu’il leur plaira ; nous leur danserons une mesure, et nous partirons.

ROMÉO. – Qu’on me donne une torche ! Je ne suis pas en train pour gambader ! Sombre comme je suis, je veux porter la lumière.

MERCUTIO. – Ah ! mon doux Roméo, nous voulions que vous dansiez.

ROMÉO. – Non, croyez-moi : vous avez tous la chaussure de bal et le talon léger : moi, j’ai une âme de plomb qui me cloue au sol et m’ôte le talent de remuer

MERCUTIO. – Vous êtes amoureux ; empruntez à Cupidon ses ailes, et vous dépasserez dans votre vol notre vulgaire essor.

ROMÉO. – Ses flèches m’ont trop cruellement blessé pour que je puisse m’élancer sur ses ailes légères ; enchaîné comme je le suis, je ne saurais m’élever au-dessus d’une immuable douleur, je succombe sous l’amour qui m’écrase.

MERCUTIO. – Prenez le dessus et vous l’écraserez : le délicat enfant sera bien vite accablé par vous.

ROMÉO. – L’amour, un délicat enfant ! Il est brutal, rude, violent ! il écorche comme l’épine.

MERCUTIO. – Si l’amour est brutal avec vous, soyez brutal avec lui ; écorchez l’amour qui vous écorche, et vous le dompterez. (Aux valets. ) Donnez-moi un étui à mettre mon visage ! (Se masquant. ) Un masque sur un masque ! Peu m’importe à présent qu’un regard curieux cherche à découvrir mes laideurs ! Voilà d’épais sourcils qui rougiront pour moi !

BENVOLIO. – Allons, frappons et entrons ; aussitôt dedans, que chacun ait recours à ses jambes.

ROMÉO. – À moi une torche ! Que les galants au cœur léger agacent du pied la natte insensible. Pour moi, je m’accommode d’une phrase de grand-père : je tiendrai la chandelle et je regarderai … À vos brillants ébats mon humeur noire ferait tache.

MERCUTIO. – Bah ! la nuit tous les chats sont gris ! Si tu es en humeur noire, nous te tirerons, sauf respect, du bourbier de cet amour où tu patauges jusqu’aux oreilles… Allons vite. Nous usons notre éclairage de jour…

ROMÉO. – Comment cela ?

MERCUTIO. – Je veux dire, messire, qu’en nous attardant nous consumons nos lumières en pure perte, comme des lampes en plein jour … Ne tenez compte que de ma pensée : notre mérite est cinq fois dans notre intention pour une fois qu’il est dans notre bel esprit.

ROMÉO. – En allant à cette mascarade, nous avons bonne intention, mais il y a peu d’esprit à y aller.

MERCUTIO. – Peut-on demander pourquoi ?

ROMÉO. – J’ai fait un rêve cette nuit.

MERCUTIO. – Et moi aussi.

ROMÉO. – Eh bien ! qu’avez-vous rêvé ?

MERCUTIO. – Que souvent les rêveurs sont mis dedans !

ROMÉO. – Oui, dans le lit où, tout en dormant, ils rêvent la vérité.

MERCUTIO. – Oh ! je vois bien, la reine Mab vous a fait visite. Elle est la fée accoucheuse et elle arrive, pas plus grande qu’une agate à l’index d’un alderman, traînée par un attelage de petits atomes à travers les nez des hommes qui gisent endormis. Les rayons des roues de son char sont faits de longues pattes de faucheux ; la capote, d’ailes de sauterelles; les rênes, de la plus fine toile d’araignée ; les harnais, d’humides rayons de lune. Son fouet, fait d’un os de griffon, a pour corde un fil de la Vierge. Son cocher est un petit cousin en livrée grise, moins gros de moitié qu’une petite bête ronde tirée avec une épingle du doigt paresseux d’une servante. Son chariot est une noisette, vide, taillée par le menuisier écureuil ou par le vieux ciron, carrossier immémorial des fées. C’est dans cet apparat qu’elle galope de nuit en nuit à travers les cerveaux des amants qui alors rêvent d’amour sur les genoux des courtisans qui rêvent aussitôt de courtoisies, sur les doigts des gens de loi qui aussitôt rêvent d’honoraires, sur les lèvres des dames qui rêvent de baisers aussitôt ! Ces lèvres, Mab les crible souvent d’ampoules, irritée de ce que leur haleine est gâtée par quelque pommade. Tantôt elle galope sur le nez d’un solliciteur, et vite il rêve qu’il flaire une place ; tantôt elle vient avec la queue d’un cochon de la dîme chatouiller la narine d’un curé endormi, et vite il rêve d’un autre bénéfice ; tantôt elle passe sur le cou d’un soldat, et alors il rêve de gorges ennemies coupées, de brèches, d’embuscades, de lames espagnoles, de rasades profondes de cinq brasses, et puis de tambours battant à son oreille ; sur quoi il tressaille, s’éveille, et, ainsi alarmé, jure une prière ou deux, et se rendort. C’est cette même Mab qui, la nuit, tresse la crinière des chevaux et dans les poils emmêlés durcit ces nœuds magiques qu’on ne peut débrouiller sans encourir malheur. C’est la stryge qui, quand les filles sont couchées sur le dos, les étreint et les habitue à porter leur charge pour en faire des femmes à solide carrure. C’est elle …

ROMÉO. – Paix, paix, Mercutio, paix. Tu nous parles de riens !

MERCUTIO. – En effet, je parle des rêves, ces enfants d’un cerveau en délire, que peut seule engendrer l’hallucination, aussi insubstantielle que l’air, et plus variable que le vent qui caresse en ce moment le sein glacé du nord, et qui, tout à l’heure, s’échappant dans une bouffée de colère, va se tourner vers le midi encore humide de rosée !

BENVOLIO. – Ce vent dont vous parlez nous emporte hors de nous-mêmes : le souper est fini et nous arriverons trop tard.

ROMÉO. – Trop tôt, j’en ai peur ! Mon âme pressent qu’une amère catastrophe, encore suspendue à mon étoile, aura pour date funeste cette nuit de fête, et terminera la méprisable existence contenue dans mon sein par le coup sinistre d’une mort prématurée. Mais que celui qui est le nautonier de ma destinée dirige ma voile !… En avant, joyeux amis !

BENVOLIO. – Battez, tambours ! (Ils sortent. )

 

Roméo et Juliette, William Shakespeare, 1599,

traduction de François-Victor Hugo

 



Classique

Samedi 1er janvier

Aujourd’hui, un classique de chez classique : la scène du balcon. Les amoureux transis. Roméo et Juliette.

Mais eh, quoi, c’est premier janvier ! Et ce n’est pas plus romantico-tartempion, après tout, de relire (ou d’admirer, chez Zeffirelli bien entendu), rêveuse (ou rêveur), « oh Romeo, why are you Romeo… » que de regarder d’un œil encore endormi et  digérant les robes de velours du ballet de Vienne  tournoyant au son du Beau Danube bleu pour le concert du Nouvel an.

Bonne et heureuse année à tous (avec ou sans valse), riche en lectures, en découvertes, en petits et grands bonheurs.


Acte II, scène 2

Le jardin de Capulet. Sous les fenêtres de l’appartement de Juliette.

Entre Roméo.

ROMÉO. – Il se rit des plaies, celui qui n’a jamais reçu de blessures ! (Apercevant Juliette qui apparaît à une fenêtre.) Mais doucement ! Quelle lumière jaillit par cette fenêtre ? Voilà l’Orient, et Juliette est le soleil ! Lève-toi, belle aurore, et tue la lune jalouse, qui déjà languit et pâlit de douleur parce que toi, sa prêtresse, tu es plus belle qu’elle-même ! Ne sois plus sa prêtresse, puisqu’elle est jalouse de toi ; sa livrée de vestale est maladive et blême, et les folles seules la portent : rejette-la !… Voilà ma dame ! Oh ! voilà mon amour ! Oh ! si elle pouvait le savoir !… Que dit-elle ? Rien … Elle se tait … Mais non ; son regard parle, et je veux lui répondre … Ce n’est pas à moi qu’elle s’adresse. Deux des plus belles étoiles du ciel, ayant affaire ailleurs, adjurent ses yeux de vouloir bien resplendir dans leur sphère jusqu’à ce qu’elles reviennent. Ah ! si les étoiles se substituaient à ses yeux, en même temps que ses yeux aux étoiles, le seul éclat de ses joues ferait pâlir la clarté des astres, comme le grand jour, une lampe ; et ses yeux, du haut du ciel, darderaient une telle lumière à travers les régions aériennes, que les oiseaux chanteraient, croyant que la nuit n’est plus. Voyez comme elle appuie sa joue sur sa main ! Oh ! que ne suis-je le gant de cette main ! Je toucherais sa joue !

JULIETTE. – Hélas !

ROMÉO. – Elle parle ! Oh ! parle encore, ange resplendissant ! Car tu rayonnes dans cette nuit, au-dessus de ma tête, comme le messager ailé du ciel, quand, aux yeux bouleversés des mortels qui se rejettent en arrière pour le contempler, il devance les nuées paresseuses et vogue sur le sein des airs !

JULIETTE. – ô Roméo ! Roméo ! pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom ; ou, si tu ne le veux pas, jure de m’aimer, et je ne serai plus une Capulet.

ROMÉO, à part. – Dois-je l’écouter encore ou lui répondre ?

JULIETTE. – Ton nom seul est mon ennemi. Tu n’es pas un Montague, tu es toi-même. Qu’est-ce qu’un Montague ? Ce n’est ni une main, ni un pied, ni un bras, ni un visage, ni rien qui fasse partie d’un homme… Oh ! sois quelque autre nom ! Qu’y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom. Ainsi, quand Roméo ne s’appellerait plus Roméo, il conserverait encore les chères perfections qu’il possède … Roméo, renonce à ton nom ; et, à la place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, prends-moi tout entière.

ROMÉO. – Je te prends au mot ! Appelle-moi seulement ton amour et je reçois un nouveau baptême : désormais je ne suis plus Roméo.

JULIETTE. – Quel homme es-tu, toi qui, ainsi caché par la nuit, viens de te heurter à mon secret ?

ROMÉO. – Je ne sais par quel nom t’indiquer qui je suis. Mon nom, sainte chérie, m’est odieux à moi-même, parce qu’il est pour toi un ennemi : si je l’avais écrit là, j’en déchirerais les lettres.

JULIETTE. – Mon oreille n’a pas encore aspiré cent paroles proférées par cette voix, et pourtant j’en reconnais le son. N’es-tu pas Roméo et un Montague ?

ROMÉO. – Ni l’un ni l’autre, belle vierge, si tu détestes l’un et l’autre.

JULIETTE. – Comment es-tu venu ici, dis-moi ? et dans quel but ? Les murs du jardin sont hauts et difficiles à gravir. Considère qui tu es : ce lieu est ta mort, si quelqu’un de mes parents te trouve ici.

ROMÉO. – J’ai escaladé ces murs sur les ailes légères de l’amour : car les limites de pierre ne sauraient arrêter l’amour, et ce que l’amour peut faire, l’amour ose le tenter ; voilà pourquoi tes parents ne sont pas un obstacle pour moi.

JULIETTE. – S’ils te voient, ils te tueront.

ROMÉO. – Hélas ! il y a plus de péril pour moi dans ton regard que dans vingt de leurs épées : que ton œil me soit doux, et je suis à l’épreuve de leur inimitié.

JULIETTE. – Je ne voudrais pas pour le monde entier qu’ils te vissent ici.

ROMÉO. – J’ai le manteau de la nuit pour me soustraire à leur vue. D’ailleurs, si tu ne m’aimes pas, qu’ils me trouvent ici ! J’aime mieux ma vie finie par leur haine que ma mort différée sans ton amour.

JULIETTE. – Quel guide as-tu donc eu pour arriver jusqu’ici ?

ROMÉO. – L’amour, qui le premier m’a suggéré d’y venir : il m’a prêté son esprit et je lui ai prêté mes yeux. Je ne suis pas un pilote ; mais, quand tu serais à la même distance que la vaste plage baignée par la mer la plus lointaine, je risquerais la traversée pour une denrée pareille.

JULIETTE. – Tu sais que le masque de la nuit est sur mon visage ; sans cela, tu verrais une virginale couleur colorer ma joue, quand je songe aux paroles que tu m’as entendue dire cette nuit. Ah ! je voudrais rester dans les convenances ; je voudrais, je voudrais nier ce que j’ai dit. Mais adieu, les cérémonies ! M’aimes-tu ? Je sais que tu vas dire oui, et je te croirai sur parole. Ne le jure pas : tu pourrais trahir ton serment : les parjures des amoureux font, dit-on, rire Jupiter … Oh ! gentil Roméo, si tu m’aimes, proclame-le loyalement : et si tu crois que je me laisse trop vite gagner je froncerai le sourcil, et je serai cruelle, et je te dirai non, pour que tu me fasses la cour : autrement, rien au monde ne m’y déciderait … En vérité, beau Montague, je suis trop éprise, et tu pourrais croire ma conduite légère ; mais crois-moi, gentilhomme, je me montrerai plus fidèle que celles qui savent mieux affecter la réserve. J’aurais été plus réservée, il faut que je l’avoue, si tu n’avais pas surpris, à mon insu, l’aveu passionné de mon amour : pardonne-moi donc et n’impute pas à une légèreté d’amour cette faiblesse que la nuit noire t’a permis de découvrir.

ROMÉO. – Madame, je jure par cette lune sacrée qui argente toutes ces cimes chargées de fruits !…

JULIETTE. – Oh ! ne jure pas par la lune, l’inconstante lune dont le disque change chaque mois, de peur que ton amour ne devienne aussi variable !

ROMÉO. – Par quoi dois-je jurer ?

JULIETTE. – Ne jure pas du tout ; ou, si tu le veux, jure par ton gracieux être, qui est le dieu de mon idolâtrie, et je te croirai.

ROMÉO. – Si l’amour profond de mon cœur …

JULIETTE. – Ah ! ne jure pas ! Quoique tu fasses ma joie, je ne puis goûter cette nuit toutes les joies de notre rapprochement ; il est trop brusque, trop imprévu, trop subit, trop semblable à l’éclair qui a cessé d’être avant qu’on ait pu dire : il brille !… Doux ami, bonne nuit ! Ce bouton d’amour, mûri par l’haleine de l’été, pourra devenir une belle fleur, à notre prochaine entrevue … Bonne nuit, bonne nuit ! Puisse le repos, puisse le calme délicieux qui est dans mon sein, arriver à ton cœur !

ROMÉO. – Oh ! vas-tu donc me laisser si peu satisfait ?

JULIETTE. – Quelle satisfaction peux-tu obtenir cette nuit ?

ROMÉO. – Le solennel échange de ton amour contre le mien.

JULIETTE. – Mon amour ! je te l’ai donné avant que tu l’aies demandé. Et pourtant je voudrais qu’il fût encore à donner.

ROMÉO. – Voudrais-tu me le retirer ? Et pour quelle raison, mon amour ?

JULIETTE. – Rien que pour être généreuse et te le donner encore. Mais je désire un bonheur que j’ai déjà : ma libéralité est aussi illimitée que la mer, et mon amour aussi profond : plus je te donne, plus il me reste, car l’une et l’autre sont infinis. (On entend la voix de la nourrice.) J’entends du bruit dans la maison. Cher amour, adieu ! J’y vais, bonne nourrice ! … Doux Montague, sois fidèle. Attends un moment, je vais revenir (Elle se retire de la fenêtre.)

ROMÉO. – Ô céleste, céleste nuit ! J’ai peur, comme il fait nuit, que tout ceci ne soit qu’un rêve, trop délicieusement flatteur pour être réel.

Juliette revient.

JULIETTE. – Trois mots encore, cher Roméo, et bonne nuit, cette fois ! Si l’intention de ton amour est honorable, si ton but est le mariage, fais-moi savoir demain, par la personne que je ferai parvenir jusqu’à toi, en quel lieu et à quel moment tu veux accomplir la cérémonie, et alors je déposerai à tes pieds toutes mes destinées, et je te suivrai, monseigneur, jusqu’au bout du monde !

LA NOURRICE, derrière le théâtre. – Madame !

JULIETTE. – J’y vais ! tout à l’heure ! Mais si ton arrière-pensée n’est pas bonne, je te conjure …

LA NOURRICE, derrière le théâtre. – Madame !

JULIETTE. – À l’instant ! J’y vais ! …, de cesser tes instances et de me laisser à ma douleur.. J’enverrai demain.

ROMÉO. – Par le salut de mon âme …

JULIETTE. – Mille fois bonne nuit ! (Elle quitte la fenêtre.)

ROMÉO. – La nuit ne peut qu’empirer mille fois, dès que ta lumière lui manque… (Se retirant à pas lents.) L’amour court vers l’amour comme l’écolier hors de la classe ; mais il s’en éloigne avec l’air accablé de l’enfant qui rentre à l’école.

Juliette reparaît à la fenêtre.

JULIETTE. – Stt ! Roméo ! Stt !… Oh ! que n’ai-je la voix du fauconnier pour réclamer mon noble tiercelet ! Mais la captivité est enrouée et ne peut parler haut : sans quoi j’ébranlerais la caverne où Écho dort, et sa voix aérienne serait bientôt plus enrouée que la mienne, tant je lui ferais répéter le nom de mon Roméo !

ROMÉO, revenant sur ses pas. – C’est mon âme qui me rappelle par mon nom ! Quels sons argentins a dans la nuit la voix de la bien-aimée ! Quelle suave musique pour l’oreille attentive !

JULIETTE. – Roméo !

ROMÉO. – Ma mie ?

LA NOURRICE, derrière le théâtre. – Madame !

JULIETTE. – À quelle heure, demain, enverrai-je vers toi ?

ROMÉO. – À neuf heures.

JULIETTE. – Je n’y manquerai pas ! il y a vingt ans d’ici là. J’ai oublié pourquoi je t’ai rappelé.

ROMÉO. – Laisse-moi rester ici jusqu’à ce que tu t’en souviennes.

JULIETTE. – Je l’oublierai, pour que tu restes là toujours, me rappelant seulement combien j’aime ta compagnie.

ROMÉO. – Et je resterai là pour que tu l’oublies toujours, oubliant moi-même que ma demeure est ailleurs.

JULIETTE. – Il est presque jour. Je voudrais que tu fusses parti, mais sans t’éloigner plus que l’oiseau familier d’une joueuse enfant : elle le laisse voleter un peu hors de sa main, pauvre prisonnier embarrassé de liens, et vite elle le ramène en tirant le fil de soie, tant elle est tendrement jalouse de sa liberté !

ROMÉO. – Je voudrais être ton oiseau !

JULIETTE. – Ami, je le voudrais aussi ; mais je te tuerais à force de caresses. Bonne nuit ! bonne nuit ! Si douce est la tristesse de nos adieux que je te dirais : bonne nuit ! jusqu’à ce qu’il soit jour (Elle se retire.)

ROMÉO, seul. – Que le sommeil se fixe sur tes yeux et la paix dans ton cœur ! Je voudrais être le sommeil et la paix, pour reposer si délicieusement ! Je vais de ce pas à la cellule de mon père spirituel, pour implorer son aide et lui conter mon bonheur. (Il sort.)

William Shakespeare, Roméo et Juliette, 1599

Traduction de François-Victor Hugo


Monologue

Mercredi 29 décembre

Le long monologue de Lorenzo, la nuit, avant le meurtre, sous la lune. Je ne connais cette pièce que comme du Théâtre dans un fauteuil, je ne l’ai jamais vue jouée. Mais si au départ j’étais plutôt fermée à ce texte, j’ai pris goût à l’entendre lire, et j’aime particulièrement ce passage, ce portrait de Lorenzo.

 

Acte IV, scène 9

Une place; il est nuit.

LORENZO, entrant.

Je lui dirai que c’est un motif de pudeur, et j’emporterai la lumière ; – cela se fait tous les jours; – une nouvelle mariée, par exemple, exige cela de son mari pour entrer dans la chambre nuptiale ; et Catherine passe pour très vertueuse. – Pauvre fille ! qui l’est sous le soleil, si elle ne l’est pas ! Que ma mère mourût de tout cela, voilà ce qui pourrait arriver. Ainsi donc, voilà qui est fait. Patience ! une heure est une heure, et l’horloge vient de sonner ;  si vous y tenez cependant ! – Mais non, pourquoi ? Emporte le flambeau si tu veux ; la première fois qu’une femme se donne, cela est tout simple. – Entrez donc, chauffez-vous donc un peu. – Oh ! mon Dieu, oui, pur caprice de jeune fille ; et quel motif de croire à ce meurtre ? Cela pourra les étonner, même Philippe. Te voilà, toi, face livide ? (La lune paraît.) Si les républicains étaient des hommes, quelle révolution demain dans la ville ! Mais Pierre est un ambitieux ; les Ruccellaï seuls valent quelque chose. – Ah ! les mots, les mots, les éternelles paroles ! s’il y a quelqu’un là-haut, il doit bien rire de nous tous ; cela est très comique, très comique, vraiment. – ô bavardage humain! ô grand tueur de corps morts ! grand défonceur de portes ouvertes ! ô hommes sans bras ! Non ! non ! je n’emporterai pas la lumière. – J’irai droit au cœur ; il se verra tuer… sang du Christ ! on se mettra demain aux fenêtres. Pourvu qu’il n’ait pas imaginé quelque cuirasse nouvelle, quelque cotte de mailles ! Maudite invention ! Lutter avec Dieu et le diable, ce n’est rien; mais lutter avec des bouts de ferraille croisés les uns sur les autres par la main sale d’un armurier ! Je passerai le second pour entrer; il posera son épée, là, – ou là, – oui, sur le canapé. – Quant à l’affaire du baudrier à rouler autour de la garde, cela est aisé ; s’il pouvait lui prendre fantaisie de se coucher, voilà où serait le vrai moyen ; couché, assis, ou debout ? assis plutôt. Je commencerai par sortir; Scoronconcolo est enfermé dans le cabinet. Alors nous venons, nous venons ; je ne voudrais pourtant pas qu’il tournât le dos. j’irai à lui tout droit. – Allons, la paix, la paix ! l’heure va venir. – Il faut que j’aille dans quelque cabaret ; je ne m’aperçois pas que je prends du froid, et je boirai une bouteille ; – non, je ne veux pas boire. Où diable vais-je donc? les cabarets sont fermés. Est-elle bonne fille ? – Oui, vraiment. – En chemise? Oh ! non, non, je ne le pense pas. – Pauvre Catherine ! que ma mère mourût de tout cela, ce serait triste. Et quand je lui aurais dit mon projet, qu’aurais-je pu y faire ? au lieu de la consoler, cela lui aurait fait dire : crime ! crime ! jusqu’à son dernier soupir ! je ne sais pourquoi je marche, je tombe de lassitude. (il s’assoit sur un banc.) Pauvre Philippe ! une fille belle comme le jour ; Une seule fois, je me suis assis près d’elle sous le marronnier ; ces petites mains blanches, comme cela travaillait ! Que de journées j’ai passées, toi, assis sous les arbres ! Ah ! quelle tranquillité! qui horizon à Cafaggiuolo! Jeannette était jolie, la petite fille du concierge, en faisant sécher sa lessive. Comme elle chassait les chèvres qui venaient marcher sur son linge étendu sur le gazon ! la chèvre blanche revenait toujours avec ses grandes pattes menues. (Une horloge sonne.) Ah ! ah ! il faut que j’aille là-bas. – Bonsoir, mignon ; eh ! trinque donc avec Giomo. – Bon vin! cela serait plaisant qu’il lui vînt à l’idée de me dire : Ta chambre est-elle retirée ? entendra-t-on quelque chose du voisinage ? Cela serait plaisant ; ah! on y a pourvu. Oui, cela serait drôle qu’il lui vint cette idée. Je me trompe d’heure ; ce n’est que la demie. Quelle est donc cette lumière sous le portique de l’église ? on taille, on remue des pierres. Il paraît que ces hommes sont courageux avec les pierres. Comme ils coupent ! comme ils enfoncent ! Ils font un crucifix ; avec quel courage ils le clouent! je voudrais voir que leur cadavre de marbre les prît tout d’un coup à la gorge. Eh bien? eh bien ? quoi donc ? j’ai des envies de danser qui sont incroyables. je crois, si je m’y laissais aller, que je sauterais comme un moineau sur tous ces gros plâtras et sur toutes ces poutres. Eh, mignon ! eh, mignon ! mettez vos gants neufs, un plus bel habit que cela, tra la la ! faites-vous beau, la mariée est belle. Mais, je vous le dis à l’oreille, prenez garde à son petit couteau. (Il sort en courant.)

Alfred de Musset, Lorenzaccio, 1834


Spectre

Dimanche 26 décembre

Après Vérone, Alicante, Paris : Florence.

La réécriture de l’Histoire romaine par Lorenzo et le rêve de Marie, sa mère. Des histoires de fantôme.


Acte II, scène 4

Au palais des Soderini. Marie Soderini, Catherine, Lorenzo, assis.


CATHERINE, Tenant un livre

Quelle histoire vous lirai-je, ma mère ?

MARIE

Ma Cattina se moque de sa pauvre mère. Est-ce que je comprends rien à tes livres latins ?

CATHERINE

Celui-ci n’est point en latin, mais il en est traduit. C’est l’histoire romaine.

LORENZO

Je suis très fort sur l’histoire romaine. Il y avait une lois un jeune gentilhomme nommé Tarquin le fils.

CATHERINE

Ah ! c’est une histoire de sang.

LORENZO

Pas du tout ; C’est un Conte de fées, Brutus était un fou, un monomane, et rien de plus. Tarquin était un duc plein de sagesse, qui allait voir en pantoufles si les petites filles dormaient bien.

CATHERINE

Dites-vous aussi du mal de Lucrèce ?

LORENZO

Elle s’est donné le plaisir du péché et la gloire du trépas. Elle s’est laissé prendre toute vive comme une alouette au piège, et puis elle s’est fourré bien gentiment son petit couteau dans le ventre.

MARIE

Si vous méprisez les femmes, pourquoi affectez-vous de les rabaisser devant votre mère et votre sœur ?

LORENZO

Je vous estime, vous et elle. Hors de là, le monde me fait horreur.

MARIE

Sais-tu le rêve que j’ai eu cette nuit, mon enfant ?

LORENZO

Quel rêve ?

MARIE

Ce n’était point un rêve, car je ne dormais pas. J’étais seule dans cette grande salle ; ma lampe était loin de moi, sur cette table auprès de la fenêtre. je songeais aux jours où j’étais heureuse, aux jours de ton enfance, mon Lorenzino. je regardais cette nuit obscure, et je me disais : il ne rentrera qu’au jour, lui qui passait autrefois les nuits à travailler. Mes yeux se remplissaient de larmes, et je secouais la tête en les sentant couler. j’ai entendu tout d’un coup marcher lentement dans la galerie ; je me suis retournée ; un homme vêtu de noir venait à moi, un livre sous le bras: c’était toi, Renzo : « Comme tu reviens de bonne heure ! » me suis-je écriée. Mais le spectre s’est assis auprès de la lampe sans me répondre; il a ouvert son livre, et j’ai reconnu mon Lorenzino d’autrefois.

LORENZO

Vous l’avez vu ?

MARIE

Comme je te vois.

LORENZO

Quand s’est-il en allé ?

MARIE

Quand tu as tiré la cloche ce matin en rentrant.

LORENZO

Mon spectre, à moi ! Et il s’en est allé quand je suis rentré ?

MARIE

Il s’est levé d’un air mélancolique, et s’est effacé comme une vapeur du matin.

LORENZO

Catherine, Catherine, lis-moi l’histoire de Brutus.

CATHERINE

Qu’avez-vous? vous tremblez de la tête aux pieds.

LORENZO

Ma mère, asseyez-vous ce soir à la place où vous étiez cette nuit, et si mon spectre revient, dites-lui qu’il verra bientôt quelque chose qui l’étonnera.

(On frappe.)

 

Alfred de Musset, Lorenzaccio, 1834


Baiser

Mercredi 22 décembre

Cette scène de Roméo et Juliette ne m’avait jamais marquée avant de voir la version cinématographique de Zeffirelli, la plus belle de toutes, celle que je peux regarder en boucle deux jours sans me lasser. En réalité, c’est pourtant LA scène de rencontre des deux amants, un petit bijou de poésie. Dans le film, cette scène de « baiser » très chaste, qui vient juste après la querelle de Tibald et Roméo à l’entrée de la fête, a lieu pendant une scène de bal, et s’exprime au gré des mouvements de danse des deux cavaliers. Je ne suis pas sûre de donner ici la meilleure traduction qui existe mais quoiqu’il en soit, cela suffit à évoquer les images de Zeffirelli.

Acte I, scène 5

ROMÉO, prenant la main de Juliette. – Si j’ai profané avec mon indigne main cette châsse sacrée, je suis prêt à une douce pénitence : permettez à mes lèvres, comme à deux pèlerins rougissants, d’effacer ce grossier attouchement par un tendre baiser.

 

JULIETTE. – Bon pèlerin, vous êtes trop sévère pour votre main qui n’a fait preuve en ceci que d’une respectueuse dévotion. Les saintes mêmes ont des mains que peuvent toucher les mains des pèlerins ; et cette étreinte est un pieux baiser.

 

ROMÉO. – Les saintes n’ont-elles pas des lèvres, et les pèlerins aussi ?

 

JULIETTE. – Oui, pèlerin, des lèvres vouées à la prière.

 

ROMÉO. – Oh ! alors, chère sainte, que les lèvres fassent ce que font les mains. Elles te prient ; exauce-les, de peur que leur foi ne se change en désespoir.

 

JULIETTE. – Les saintes restent immobiles, tout en exauçant les prières.

 

ROMÉO. – Restez donc immobile, tandis que je recueillerai l’effet de ma prière. (Il l’embrasse sur la bouche.) Vos lèvres ont effacé le péché des miennes.

 

JULIETTE. – Mes lèvres ont gardé pour elles le péché qu’elles ont pris des vôtres.

 

ROMÉO. – Vous avez pris le péché de mes lèvres ? Ô reproche charmant ! Alors rendez-moi mon péché. (Il l’embrasse encore.)

 

JULIETTE. – Vous avez l’art des baisers.

 

LA NOURRICE, à Juliette. – Madame, votre mère voudrait vous dire un mot. (Juliette se dirige vers lady Capulet.)

 

ROMÉO, à la nourrice. – Qui donc est sa mère ?

 

LA NOURRICE. – Eh bien, bachelier sa mère est la maîtresse de la maison, une bonne dame, et sage et vertueuse ; j’ai nourri sa fille, celle avec qui vous causiez ; je vais vous dire : celui qui parviendra à mettre la main sur elle pourra faire sonner les écus.

 

ROMÉO. – C’est une Capulet ! ô trop chère créance ! Ma vie est due à mon ennemie !

 

BENVOLIO, à Roméo. – Allons, partons ; la fête est à sa fin.

 

ROMÉO, à part. – Hélas! oui, et mon trouble est à son comble.

 

PREMIER CAPULET, aux invités qui se retirent. – Çà, messieurs, n’allez pas nous quitter encore : nous avons un méchant petit souper qui se prépare… Vous êtes donc décidés ?… Eh bien, alors je vous remercie tous… Je vous remercie, honnêtes gentilshommes. Bonne nuit. Des torches par ici !… Allons, mettons-nous au lit ! (À son cousin Capulet.) Ah ! ma foi, mon cher, il se fait tard : je vais me reposer (Tous sortent, excepté Juliette et la nourrice.)

 

JULIETTE. – Viens ici, nourrice ! quel est ce gentilhomme, là-bas ?

 

LA NOURRICE. – C’est le fils et l’héritier du vieux Tibério.

 

JULIETTE. – Quel est celui qui sort à présent ?

 

LA NOURRICE. – Ma foi, je crois que c’est le jeune Pétruchio.

 

JULIETTE, montrant Roméo. – Quel est cet autre qui suit et qui n’a pas voulu danser ?

 

LA NOURRICE. – Je ne sais pas.

 

JULIETTE. – Va demander son nom. (La nourrice s’éloigne un moment.) S’il est marié, mon cercueil pourrait bien être mon lit nuptial.

 

LA NOURRICE, revenant. – Son nom est Roméo ; c’est un Montague, le fils unique de votre grand ennemi.

 

JULIETTE. – Mon unique amour émane de mon unique haine ! Je l’ai vu trop tôt sans le connaître et je l’ai connu trop tard. Il m’est né un prodigieux amour, puisque je dois aimer un ennemi exécré !

 

LA NOURRICE. – Que dites-vous ? que dites-vous ?

 

JULIETTE. – Une strophe que dent de m’apprendre un de mes danseurs. (Voix au-dehors appelant Juliette.)

William Shakespeare, Roméo et Juliette, 1599

Traduction de François-Victor Hugo

 


Bérénice, 4

Vendredi 10 décembre

En réalité, c’est par Racine que j’ai commencé ma collection de Bérénices, un jour de BAS* sur la mise en scène… J’étais déjà séduite par ce titre, ce prénom, beaucoup plus ensorcelant qu’un Britannicus ou une Phèdre à mes oreilles.

Cet extrait m’a fait lire et relire la pièce, cachée sous mon oreiller dans une vieille édition Larousse jaunie et moisie.

Ce « cours » m’a fait lire Peter Brook (auquel je n’ai rien compris sur le moment mais qui m’a ouvert des horizons) et  surtout, surtout,  il m’a fait « entrer en théâtre », que je me suis mise à dévorer pour moi, loin des lectures scolaires. Et puis j’ai commencé à vouloir, puis à aller au théâtre entendre et voir les textes.

C’est à la fin de la pièce. Antiochus explique à Titus son amour impossible pour la Reine et les efforts qu’il a fait pour rapprocher les amants malgré la loi de Rome. Bérénice se résout à partir, et s’en explique aux deux princes.

ACTE V, SCÈNE VII

TITUS, BÉRÉNICE, ANTIOCHUS.

(…) ANTIOCHUS

Il est temps que je vous éclaircisse.

Oui, Seigneur, j’ai toujours adoré Bérénice

Pour ne la plus aimer j’ai cent fois combattu :

Je n’ai pu l’oublier ; au moins je me suis tu.

De votre changement la flatteuse apparence

M’avait rendu tantôt quelque faible espérance :

Les larmes de la reine ont éteint cet espoir.

Ses yeux, baignés de pleurs, demandaient à vous voir.

Je suis venu, Seigneur, vous appeler moi-même ;

Vous êtes revenu. Vous aimez, on vous aime ;

Vous vous êtes rendu : je n’en ai point douté.

Pour la dernière fois je me suis consulté ;

J’ai fait de mon courage une épreuve dernière ;

Je viens de rappeler ma raison toute entière :

Jamais je ne me suis senti plus amoureux.

Il faut d’autres efforts pour rompre tant de nœuds :

Ce n’est qu’en expirant que je puis les détruire ;

J’y cours. Voilà de quoi j’ai voulu vous instruire.

Oui, Madame, vers vous j’ai rappelé ses pas.

Mes soins ont réussi, je ne m’en repens pas.

Puisse le ciel verser sur toutes vos années

Mille prospérités l’une à l’autre enchaînées !

Ou, s’il vous garde encore un reste de courroux,

Je conjure les dieux d’épuiser tous les coups,

Qui pourraient menacer une si belle vie,

Sur ces jours malheureux que je vous sacrifie.

BÉRÉNICE, se levant

Arrêtez, arrêtez. Princes trop généreux,

En quelle extrémité me jetez-vous tous deux !

Soit que je vous regarde, ou que je l’envisage,

Partout du désespoir je rencontre l’image.

Je ne vois que des pleurs, et je n’entends parler

Que de trouble, d’horreurs, de sang prêt à couler.

(à TITUS)

Mon coeur vous est connu, Seigneur, et je puis dire

Qu’on ne l’a jamais vu soupirer pour l’empire.

La grandeur des Romains, la pourpre des Césars

N’a point, vous le savez, attiré mes regards.

J’aimais, Seigneur, j’aimais : je voulais être aimée.

Ce jour, je l’avouerai, je me suis alarmée :

J’ai cru que votre amour allait finir son cours.

Je connais mon erreur, et vous m’aimez toujours.

Votre cœur s’est troublé, j’ai vu couler vos larmes.

Bérénice, Seigneur, ne vaut point tant d’alarmes,

Ni que par votre amour l’univers malheureux,

Dans le temps que Titus attire tous ses vœux

Et que de vos vertus il goûte les prémices,

Se voie en un moment enlever ses délices.

Je crois, depuis cinq ans jusqu’à ce dernier jour,

Vous avoir assuré d’un véritable amour.

Ce n’est pas tout : je veux, en ce moment funeste,

Par un dernier effort couronner tout le reste.

Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.

Adieu, Seigneur, régnez : je ne vous verrai plus.

(à ANTIOCHUS)

Prince, après cet adieu, vous jugez bien vous-même

Que je ne consens pas de quitter ce que j’aime,

Pour aller loin de Rome écouter d’autres vœux.

Vivez, et faites-vous un effort généreux.

Sur Titus et sur moi réglez votre conduite.

Je l’aime, je le fuis : Titus m’aime, il me quitte.

Portez loin de mes yeux vos soupirs et vos fers.

Adieu : servons tous trois d’exemple à l’univers

De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse

Dont il puisse garder l’histoire douloureuse.

Tout est prêt. On m’attend. Ne suivez point mes pas.

(à TITUS)

Pour la dernière fois, adieu, Seigneur.

ANTIOCHUS

Hélas !

Racine, Bérénice (tragédie), 1670, extrait de l’acte 5, scène 7 (fin de la pièce)

* BAS pour « Besoin, Approfondissement, Soutien », un truc génial du LP(2)I qui permettait de sortir des sentiers battus des programmes une demi-journée tous les 15 jours si on était au clair dans les matières concernées. Rien à voir ac les Bloc Autonomes de Sécurité ou les Bibliothécaires Adjoints Spécialisés (quoique, dans mon cas…)