Archives de novembre, 2011

Avent 2011

Mercredi 30 novembre 2011

Un an après, voici le retour du calendrier de l’Avent qui avait ouvert ce blog, un moyen comme un autre de jouer avec les contraintes pour mettre en lumière des séries éparpillées qui dorment. Une façon aussi de contourner l’exercice rituel (et qui m’est tellement difficile) des cartes de vœux, tout en les faisant durer tout le mois à travers le partage de textes chers et d’images.

Cette année, un fil directeur dans les photos… qui se retrouvera dans les textes, d’une certaine manière.

Qui devine le thème de la série ? Un indice : cela reste dans le plus pur thème du calendrier de l’Avent…

façade verte à volets rouge à Amsterdam

Amsterdam, août 2011


Scène de toit

Lundi 28 novembre 2011

Avant une « interruption » momentanée du rythme de publication hebdomadaire pour un retour au calendrier journalier de l’avent, avec image en tête, un nouveau souvenir de Paule Du Bouchet. Un souvenir de scène de famille heureuse, qui remonte à la surface au moment le plus tragique, celui de l’attente de la mort et de la dissolution pour toujours de cette famille.


     Ma mère a soudain dit à mon père : « Raconte-moi ma vie. » Il a souri, de ce sourire fin, ironique et tendre, énigmatique, qui était parfois le sien et qu’il laissait aux plus proches le soin de déchiffrer. « Bon… To make a lng story short…” Nous avons éclaté de rire. Elle aussi. Complicité ancienne, à laquelle la langue anglaise, qui était leur seconde langue maternelle, dans laquelle ils s’étaient rencontrés, adolescents, à New York, qu’ils avaient l’un et l’autre aimée et traduite, n’était pas étrangère. Esprit ailé de mon père, innocence rayonnante de la mère. Dans cet esprit et dans ce rayonnement qui était leur partage et à l’éclat desquels ils s’étaient brûlés trente ans plus tôt, ce jour-là ils se retrouvaient, dans la touffeur de cet été d’agonie, dans l’exiguïté de cette petite chambre sans air où nous nous retrouvions « tous les quatre ».

     Ce « tous les quatre » autour d’un lit de mort, où nous avons ri ensemble, me renvoie à l’autre « tous les quatre » : autour d’une table. La salle à manger de la rue Malebranche, lorsque nous étions petits.

*

     Et ce souvenir.

     Soir d’été, 1956. Je suis assise à la grande table, hissée sur le « coussin rouge », à hauteur d’adultes. L’atmosphère est incompréhensible, je sens que ma mère veut s’envoler, comme un oiseau. Elle est légère et insouciante, mon père est tendu et grave. Soudain, je pointe le doigt vers la fenêtre, ravie de briser la tension palpable entre les parents : « Gilles est sur le toit ! » Maman se lève d’un bond, court vers la fenêtre de la chambre donnant sur la toiture en zinc du premier étage, elle est leste comme une gazelle, si jolie dans son pantalon serré, elle enjambe le rebord, saute sur le toit. Gilles éclate de rire, accélère son « quatre pattes » en pyjama blanc. Je reste assise à la table avec papa. Il ne bouge pas. Tous les deux, nous regardons, immobiles, la scène qui se déroule sur le toit. L’impassibilité de mon père me fait peur. Maman revient, Gilles sous le bras comme un paquet hilare. Depuis qu’il est tout bébé, mon frère est d’une gaieté solaire. La nuit, il me réveille par ses hurlements de rire. Maman se rassoit, Gilles sur ses genoux. Nous rions tous. Soulagement.

*

     « Raconte-moi ma vie », a-t-elle demandé dans la chambre d’hôpital. Il a esquivé par un sourire : « To make a long story short… » Il n’y avait plus le temps. Mon père était déjà malade de la leucémie qui allait l’emporter l’année suivante. Ce jour-là, elle lui remettait entre les mains toute sa confiance, toute sa grâce, toute la complexité de son âme. Elle gardait pour elle son cœur. Elle voulait comprendre pourquoi. Elle pensait qu’il savait quelque chose d’elle, qu’elle-même cherchait toujours à comprendre. Qu’en trente ans, il avait compris, et qu’il pourrait lui expliquer.

     Il n’avait sans doute pas compris –qui le pouvait ? – et la vie était comptée. Sans cette imminence, elle n’aurait jamais posé la question. Elle n’attendait bien sûr pas la réponse, mais une réponse. Celle qu’il fît, en anglais.

    « Pour faire court… » Comme si on pouvait faire court. Comme si tout cela était rapide, escamotable, comme si on pouvait effacer, recommencer, dire en un mot toute cette vie, si lourde, si pleine. Si courte, maintenant, en ce bord abrupt qui était là, pour tous les deux.

     Nous avons éclaté de rire. Tous les quatre. Cet éclat de rire « tous les quatre » était sans doute la réponse qu’elle attendait.

Paule du Bouchet, Emportée : récit, Actes Sud, p. 53-55


Terrasse des hauteurs

Lundi 28 novembre 2011

cheminées et végétation sur un immeuble à contre jour au crépuscule

Paris (5e), août 2011


La Albufera

Lundi 21 novembre 2011

Luxe, calme, et volupté… ce refrain baudelairien pourrait convenir au sentiment de calme et de plénitude qui m’a envahie quand je me suis promenée dans cette réserve naturelle de la côte valencienne.

La Albufera, Valencia (Espagne)

décembre 2010


Allons écouter les oiseaux

Lundi 21 novembre 2011

Une nouvelle ode élémentaire dans le texte, pour voyager un peu au pays de la musicalité de Neruda. Cette image de la Albufera ne pouvait pas être publiée ici sans Neruda : d’abord parce que les oiseaux y chantent en espagnol, ensuite parce qu’en tant que réserve naturelle, c’est vraiment un lieu d’observation ornithologique.

Et puis ces odes sont tellement belles, malgré leur longueur, il y en aura encore ici.

Rien que l’idée est séduisante : sortons, allons regarder les oiseaux, et bonne semaine à tous.

Oda a mirar los pájaros

 Ahora
a buscar pájaros !
Las altas ramas férreas
en el bosque,
la espesa
fecundidad del suelo,
está mojado
el mundo,
brilla
lluvia o rocío, un astro
diminuto
en las hojas:
fresca
es la matutina
tierra madre,
el aire
es como un río
que sacude
el silencio,
huele a romero,
a espacio
y a raíces.
Arriba
un canto loco,
una cascada,
es un pájaro.
Cómo
de su garganta
más pequeña que un dedo
pueden caer las aguas
de su canto?

Facultad luminosa!
poderío invisible,
torrente
de la música
en las hojas,
conversación sagrada!

Limpio, lavado, fresco
es este día,
sonoro
como cítara verde,
yo entierro
los zapatos
en el lodo,
salto los manantiales,
una espina
me muerde y una ráfaga
de aire como una ola
cristalina
se divide en mi pecho.
Dónde
están los pájaros?
Fue tal vez
ese
susurro en el follaje
o esa huidiza bola
de pardo terciopelo,
o ese desplazamiento
de perfume? Esa hoja
que desprendió el canelo
fue un pájaro? Ese polvo
de magnolia irritada
o esa fruta
que cayó resonando,
eso fue un vuelo?
Oh pequeños cretinos
invisibles,
pájaros del demonio,
váyanse
al diablo
con su sonajera,
con sus plumas inútiles!
Yo que sólo quería
acariciarlos,
verlos resplandeciendo,
no quiero
en la vitrina
ver los relámpagos embalsamados,
quiero verlos vivientes,
quiero tocar sus guantes
de legítimo cuero,
que nunca olvidan en las ramas,
y conversar con ellos
en los hombros
aunque me dejen como a ciertas estatuas
inmerecidamente blanqueado.

Imposible.
No se tocan,
se oyen
como un celeste
susurro o movimiento,
conversan
con precisión,
repiten
sus observaciones,
se jactan
de cuanto hacen,
comentan
cuanto existe,
dominan
ciertas ciencias
como la hidrografia
y a ciencia cierta saben
donde están cosechando
cereales.

Ahora bien,
pájaros
invisibles
de la selva, del bosque,
de la enramada pura,
pájaros de la acacia
y de la encina,
pájaros
locos, enamorados,
sorpresivos,
cantantes
vanidosos,
músicos migratorios,
una palabra
antes
de volver
con zapatos mojados, espinas
y hojas secas
a mi casa:
vagabundos,
os amo
libres,
lejos de la escopeta y de la jaula,
corolas
fugitivas,
así
os amo
inasibles,
solidaria y sonora
sociedad de la altura,
hojas
en libertad,
campeones
del aire,
pétalos
del humo,
libres,
alegres,
voladores y cantores,
aéreos y terrestres,
navegantes del viento,
felices
constructores
de suavísimos nidos,
incesantes
mensajeros del polen,
casamenteros
de la flor, tíos
de la semilla,
os amo,
ingratos:
vuelvo
feliz de haber vivido con vosotros
un minuto
en el viento.

Pablo Neruda, Odas elemenetales,Catedra, « Letras Hispánicas », p. 180-184


Contrastes

Lundi 14 novembre 2011

J’ai découvert l’Islandais Jón Kalman Stefánsson grâce à l’une de mes librairies fétiches, en août dernier, un jour de désir de récit de vents et de mer. Cette lecture au pays du gel et d’une nature qui ne pardonne pas, je l’ai effectuée dans la touffeur des derniers jours d’été parisiens, dehors, sur les pierres chaudes ou les chaises métalliques des parcs et jardins baignées de lumière. Il faut dire que j’avais entretenu l’été durant un certain esprit de contradiction, puisque je revenais du pays le plus plat sous le niveau de la mer, où j’avais lu des récits d’alpinisme d’Erri de Luca…

La langue de terre sur laquelle est posée le Village de pêcheurs s’avance comme un bras tordu dans le fjord étroit dont elle atteint presque l’autre rive. L’étendue d’eau qu’elle protège gèle en hiver et se transforme en patinoire, nous sifflons à la lune et sortons des maisons avec des patins. Il n’est pas rare que le temps soit calme car ces montagnes arrêtent les vents, mais ne va pas croire qu’il règne chez nous une éternelle quiétude et que les plumes perdues par les anges dans leur vol tombent en virevoltant doucement jusqu’ici, cela se produit, certes, mais attends un peu, la tempête peut se lever ! Les montagnes rendent ce calme plus profond, mais il arrive aussi qu’elle affolent les vents qui s’engouffrent, déchaînés, dans le fjord, un souffle polaire, gonflé de désirs meurtriers, et tout ce qui n’est pas fixé à terre s’envole avant de disparaître. Les planches, les pelles, les chariots, les tuiles, des toits entiers, les bottes du pied droit, les idéaux, les déclarations d’amour un peu tièdes. Le vent hurle entre les montagnes, déchire la surface de la mer, l’eau salée vient éclabousser les maisons et inonder les caves. Quand il se tait et que nous pouvons mettre le nez dehors sans mourir, les rues sont recouvertes d’algues, comme si la mer nous avait éternué dessus. Mais le calme finit toujours par revenir, les plumes d’anges tombent à nouveau en virevoltant, debout sur la plage, nous écoutons les vaguelettes qui se brisent lentement dans un discret clapotis, l’agitation retombe, le sang ralenti dans les veines, la mer se change en une couche tentatrice où nous désirons aller reposer, assurés qu’elle nous endormira de ses bercements, l’eider monte et descend dans les airs en poussant des cris constants, et alors il n’est plus aussi douloureux de penser à ceux que l’océan a pris.

 

Jón Kalman Stefánsson, Entre ciel et terre, « Folio », Gallimard, p. 141-142.

Traduit de l’islandais par Éric Boury


Course dansée

Lundi 14 novembre 2011

Elle est venue sans doute pour la première fois voir son grand frère ou sa grande sœur sur la scène. Pour l’occasion, elle aussi a une robe de tulle. À l’entracte, le Foyer de la danse aux parquets brillants et aux ors majestueux lui tend les bras pour une série d’entrechats et de glissades. Envol d’un ange espiègle.

petite fille en robe de tulle en pleine course, de dos

Palais Garnier, septembre 2011


Œuf de neige

Lundi 7 novembre

J’ai plutôt horreur de novembre, mais Erri de Luca, dans sa montagne de neige et ses récits de solitaire des bois, m’a redonné une image plus positive de cette période qui annonce un peu de froid, des jours très courts et gris, certes, mais aussi les craquements du feu dans la cheminée et les silences ouatés de nuits givrées…

C’est le mois de novembre, l’homme entend tomber le rideau métallique de l’hiver. Dans les nuits où le vent arrache les arbres les plus exposés à leurs racines, la pierre et le bois de la cabane se frottent entre eux et lancent une plainte. Le feu fait claquer des baisers de réconfort. L’âpreté extérieure donne des coups d’épaule, mais la flamme allumée garde unis le bois et la pierre. Tant qu’elle brille dans le noir, la pièce est une forteresse. Et l’harmonica est là aussi pour dominer le bruit de la tempête.

L’hiver, l’homme taille des branches de cerisier sauvage qui pousse dans le fond de la vallée, pour en faire des cannes. L’été, il va les vendre au village. Il grave sur la poignée une tête de cheval, un champignon, un edelweiss. L’écorce du cerisier remplit la pièce d’une odeur de four éteint.

Quand la tempête se calme, elle laisse la neige accroupie sur la cabane comme une poule qui couve. La pendule à la voix de coucou en bois frappe des coups de poussin dans son œuf. Le coucou en bois a la voix de mai, la voix dépaysée d’un prophète dans la ville qui fait la fête.

L’hiver, l’homme doit seulement résister dans sa coquille. Il pense : aucune géométrie n’a calculé la forme de l’œuf. Pour le cercle, la sphère, il existe le pi grec, mais pour la figure parfaite de la vie, il n’existe pas de quadrature. Pendant les mois de blanc sur lui et tout autour, l’homme devient visionnaire. Avec le soleil dans ses paupières éblouies, la neige se transforme en bris de verre. Le corps et l’ombre dessinent le pronom « il ». L’homme sur la montagne est une syllabe dans le vocabulaire.

Pendant les nuits de lune, le vent agite le blanc et lance des oies sur la neige, un vieux moyen pour dire qu’à l’extérieur se promènent des fantômes. Il les connaît, à son âge les absents sont plus nombreux que ceux qui sont restés. À sa fenêtre, il regarde passer leur blanc d’oie sur la neige nocturne.

Erri de Luca, Le poids du papillon, Gallimard, « Du monde entier », 2011, p. 38-39.

Traduit de l’italien par Danièle Valin


Œuf de pierre

Lundi 7 novembre

À l’évocation de l’œuf de neige à la forme parfaite qui encercle la cabane du narrateur du Poids du papillon, deux images me viennent.

D’abord, l’œuf de pierre des tombes royales de Clytemnestre et Agamamnon à Mycènes. L’une totalement préservée, la voûte parfaite, les blocs énormes, la fraîcheur et la pénombre qui règnent au cœur du site brûlant balayé par le vent et sur lequel le soleil de midi est éblouissant. Dans l’autre, non moins monumentale, le dôme de pierre a cédé face au temps, l’œuf est ébréché sur le dessus, décalotté. Il laisse passer des rayons de soleil qui l’illuminent et s’accrochent aux herbes folles qui ont poussé au bord du gouffre. Je suis restée longtemps à l’intérieur, fascinée par ce cercle découpé dans le ciel bleu, pensant au roden crater de Turrell. Ces images et ce site sont parmi celles qui m’ont le plus marquée de tout mon séjour grec. Mais je n’en ai que des souvenirs et des impressions, rien de fixé sur la pellicule de l’appareil argentique d’alors.

Ensuite, l’image de l’œuf convoque immédiatement les œuvres d’Andy Goldsworthy, que ce soit ses cônes de pierre ou de glace, aux formes tout aussi parfaites… mais seulement découvertes dans des livres. Là non plus, pas de clichés. D’où ce texte introductif un peu plus long que d’habitude, pour que ces deux évocations soient néanmoins présentes ici, puisqu’elles sont dans mon carnet d’images mentales.

En parcourant mes albums en quête d’œuf, je me suis finalement arrêtée sur un autre type de voûte, non moins fascinante : celles de nos églises romanes du Poitou, en pierre blanche et blonde, aux arrondis parfaits et plus simples que les hautes ogives gothiques, mais plus touchants pour moi à qui pourtant les églises ne disent rien. Ici le lieu a totalement perdu sa vocation religieuse, seule persiste la beauté de l’architecture.

oeuvre de Richard Long (cercle de bois) dans le choeur de l'église St Savinien

Richard Long, Pine Tree Bark Circle (1985)

Église Saint Savinien, Melle, Biennale internationale d’art contemporain

août 2009


La couleur des souvenirs

Jeudi 3 novembre 2011

A l’approche de quelques jours de repos, une grosse envie de couleurs et d’énergie pour rompre la grisaille de l’automne qui s’installe. Retour donc sur les bizarres chemins de la mémoire et la couleur des souvenirs liés à la mère, qui sont loin d’être en sépia chez Paule du Bouchet.

Il me semble que parler de ma mère, c’est parler de cette indicible épouvante, être seule. « Abandonnée », choc électrique, couleur encore vibrante de sa jupe rouge, silence. La fleur de ma mémoire est bien enclose dans un petit « pan de jupe rouge ».

Cet éclat rouge, c’est ce qui demeure de ma mère après que la porte s’est refermée. Ce à quoi, enfant, je me raccroche. Ce qui, évoquant de manière fulgurante son départ, invoque violemment sa présence. C’est l’image de ma mère, présence rouge, passionnée. Résurgence heureuse de tout un possible de tendresse, en même temps marque de mon désespoir.

Couleur du drame élaboré par ma mémoire, la « robe rouge » de ma mère était aussi celle que, semble-t-il, elle portait le jour de son mariage.

Paule du Bouchet, Emportée : récit, Actes Sud, p. 37-38


Vermillon

Jeudi 3 novembre 2011

gros plan de coquelicotI

Velours de coquelicot

(Masseuil, mai 2008)